Explication des vertus de la Connaissance dans le Kalâm-Maulâ

un texte ismaélien fondamental

Iqbal Surani



Introduction

I- Les Ismaéliens et le mouvement ismaélien nizârite.

II- Le mouvement ismaélien nizârî dans le Sous-continent indien

Les Khojas

Osmose au sein du terreau religieux indien

III. Les Écritures ismaéliennes dans le Sous-continent indien

L’écriture khojkî

La du‘â

Les farmân

Les ginân

Le Kalâm-i Maulâ

IV. L’historique du Kalâm-i Maulâ

V. L’auteur du Kalâm-i Maulâ

VI. Le texte du Kalâm-i Maulâ

VII. Langue et forme

 

Introduction

[5>] Le Kalâm-i Maulâ, les Paroles du Seigneur, est un texte ismaélien fondamental. Il est l’un des nombreux recueils de “dits” attribués à ‘Alî. L’originalité de ce texte tient à ce que, d’une part, par son contenu, il traite des vertus de la Connaissance, et à ce que, d’autre part, par sa forme poétique, il évoque les ginân, chants dévotionnels. Il fait partie du vaste corpus littéraire produit dans le Sous-continent indien par les ismaéliens connus sous l’appellation soit de Satpanthî (ceux qui suivent le chemin de la vérité), soit de Khoja (de khwâja, seigneur), soit de Shamsî (prétendument convertis par Pîr Shams), ou encore de Khânai (ceux qui fréquentent le jamâ  khâna, hall d’assemblée pour la congrégation)[1]. Il est régulièrement chanté au jamâ’at-khâna lors des cérémonies religieuses[2]. Ce texte n’a fait jusqu’ici l’objet d’aucune publication.

Dar bayân-i khübi yi ‘dm, Explication des vertus de la Connaissance, est le chapitre Dix du texte du Kalâm-i Maulâ (Paroles du Seigneur).

Le Kalâm-i Maulâ est le seul texte ismaélien indien à prétendre rapporter les “Paroles” du premier Imâm des musulmans shî’ites, ‘Alî. Dans ce texte se rencontrent les deux grands types d’ ”Ecritures Ismaéliennes”, dans le souci d’une quête de la Connaissance initiée et dirigée par la figure centrale et essentielle du Pîr / Imâm : l’Imâm ‘Alî, archétype de l’Imâm, dans le cas qui nous intéresse ici, les grands Pîrs, guides spirituels pour les ginân et le Hâzir Imâm, imâm actuel, pôle spirituel et institutionnel vivant de la communauté, pour les farmân.

Enfin, notre choix a été motivé par le fait que ce texte, vieux de près de deux siècles et sans cesse réimprimé, concourt à la pérennité d’une tradition spirituelle bien vivante qui déborde largement le cadre posé par les frontières géographiques du Sous-continent indien. En effet, la diaspora indienne ismaélienne, établie depuis le début du 19e siècle en Afrique de l’Est et à Madagascar et à partir des années cinquante en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et en Afrique de l’Ouest colporte tout cet héritage de textes indiens dont fait éminemment partie le Kalâm-i Maulâ et qui est pour elle un important repère identitaire, socio-culturel et religieux. [<5-6>] L’intérêt de ce chapitre Dix réside dans le fait qu’il traite, comme sujet central, de la gnose, et de façon corollaire, de la direction spirituelle et du secret, qui des thèmes fondamentaux de la pensée ismaélienne.

Nous aborderons successivement l’historique de la communauté ismaélienne en général, celui de la communauté ismaélienne indienne en particulier, en insistant sur le contexte socio-culturel dans lequel a vu le jour le Kalâm-i Maulâ, et la présentation de l’ensemble du corpus dans lequel il s’inscrit. Nous traiterons ensuite des diverses éditions du texte, de son auteur, de son contenu, de sa langue et de sa forme.

I- Les Ismaéliens et le mouvement ismaélien nizârite.

 

Les ismaéliens sont des musulmans shî‘ites dont l’enseignement, donné par les Imâm, leurs guides, est spirituel à base qorânique. Selon la doctrine shî‘ite, le Prophète déclara son cousin et gendre ‘Âlî, Amîr al-mu ‘minîn (Prince des Croyants), premier Imâm digne de continuer l’herméneutique (ta’wîl, litt. fait de rapporter à l’origine et à l’archétype[3]) et l’enseignement (ta‘lim) de l’ultime message d’Allah pour guider les fidèles (murid). Il affirma que l’Imâmat était héréditaire par ‘Âlî et Fâtima, la succession à l’imâmat se faisant par désignation (nass), prérogative absolue de l’Imâm du Temps qui choisit son successeur parmi ses descendants mâles. Les fidèles sont liés à l’Imâm par un lien d’allégeance (bai ‘at)[4].

Tous les shî‘ites partagent le tronc commun de la lignée imâmite jusqu’au cinquième Imûm, Ja’far al-Sâdiq (m.765). À la mort de ce dernier, les fidèles qui jurèrent allégeance à son fils aîné, Ismâ’îl, déjà investi Imâm par son père, furent appelés ismaéliens, et ceux qui jurèrent allégeance à Mûsa Kâzim, frère cadet de Ismâ’il, sont connus sous le nom de Ithna Ashari ou duodécimains, car leur lignée imâmite s’arrête au douzième Imâm, Muhammad al-Mandi, disparu selon leur tradition le jour même où décédait son père, l’Imâm Hasan ‘Askari. L’Imâm Ismâ’îl est donc l’éponyme de l’ismaélisme[5]. [<6-7>]

Deux périodes ont marqué l’histoire des ismaéliens : d’une part l’avènement politique de l’Empire Fâtimide de 909 à 1171, que nous pouvons qualifier d’âge d’or de l’ismaélisme, et d’autre part la proclamation de la Grande Résurrection (qiyâmat-al-qiyâmat) faite à Alamût, en Perse, le 8 Août 1 164 par le 23e Imâm ismaélien nizârite Hasan ‘Alalikri bin-Salâm qui instaura un islam spirituel libéré de tout esprit légalitaire et de toute soumission aveugle à la Loi[6].

Le 11ème Imâm ismaélien, al-Mandi (m.934), fut le premier khâlife (khâlifa, lieutenant chef temporel et gardien de la foi) de l’Empire Fâtimide (909-1171). Il est le descendant du Prophète par sa fille Fâtima, d’où son nom de Fatimiyyun. L’Empire Fâtimid s’étendait en Afrique du Nord, du Maghreb à l’Égypte, et couvrait en Asie le Hedjaz, la Syrie et le Sind, en passant par le Yemen. La ville du Caire fut fondée à cette époque par le Général Fâtimide Jawhar, ainsi que la prestigieuse mosquée-université d’Al Azhar. L’ismaélisme était alors religion d’État, bien que la population dans sa majorité restât sunnite. Au gouvernement, les Qâdis sunnites, les représentants des Coptes et de Juifs siégeaient côte à côte. A ce sujet, M. Canard écrit : “ la tolérance envers le Chrétiens et les Juifs est l’une des caractéristiques principales de la dynastie Fâtimide”[7].

Le concept de “Cité spirituelle” développé au Xème siècle après J.C dans les Épître des Frères de la Pureté (Ikhvân al-Safâ), encyclopédie à la base de la philosophie ismaélienne classique et des principes directeurs de l’État Fâtimide, serait, d’après Yve Marquet, le prototype des confréries soufies[8]. Par ailleurs, et historiquement, le développement des ces dernières fut encouragé par les autorités abbâssides pour contrecarrer l’influence grandissante du mouvement ismaélien[9]. Enfin, toutes les confréries soufies font remonter leur généalogie spirituelle à ‘Alî, et les ismaéliens regardent comme étant des leurs un bon nombre de maîtres du soufisme à commencer par Sanâ’î, ‘Attâr et Rûmî”[10]. [<7-8>]

Le mouvement ismaélien à son tour se scinda en plusieurs branches, à la suite de divergences d’ordre politico-religieux. Les principales branches de l’ismaélisme sont[11] :

·         les druzes, qui doivent leur nom au missionnaire (dâ’î) Muhammad Ibn Isma’il al-Darazî, venu d’Asie centrale. Leur lignée imâmite s’arrête au seizième Imâm, Al-Hâkim bin Amr Allah (m.1021), qui fut aussi le sixième khâlife Fâtimide,

·         les ismaéliens musta‘liens qui prêtèrent allégeance à Musta’lî, second fils du 8e khâlife Fâtimide, Al-Mustansirbillah (m.1094),

·         les ismaéliens nizârites, qui prêtèrent allégeance à Nizâr, fils aîné du huitième khâlife Fâtimide, Al Mustansirbillâh (m.1094), déjà désigné comme successeur du vivant de son père.

La chute de la dynastie des Fâtimides conduit les Imâm à se réfugier au château fort d’Alamut sous la houlette de Hasan Sabbâh (m.1124). Passée la destruction du château fort d’Alamût par les Mongols en 1256, les Imâm renforcèrent leurs contacts avec la confrérie soufie shî’ite des Ni‘matullâhî, dont le fondateur, Shâh Ni‘mat AllâhValî (m.1411), fait remonter sa lignée au septième Imâm ismaélien, Muhammad bin Ismâ’îl bin Ja ‘far-Sâdiq. C’est sous le patronage de ce dernier que fut entreprise la rédaction des Épîtres des Frères de la Pureté[12]. La prédication ismaélienne se fit dès lors sous le manteau (khirqa) du soufisme. L’Imâm Gharîb Mîrzâ (Mustansir-billâh III, m. 1498), 34e Imâm ismaélien, assuma même la fonction de shaikh (maître, guide spirituel) de la confrérie des Ni’matullâhî[13].

À notre époque, les ismaéliens nizârites sont les seuls musulmans shî’ites à avoir un imâm physiquement présent, Shâh Karîm al-Husaynî, Âghâ Khân IV, 49e descendant du Prophète Muhammad par ‘Âlî et Fâtima

II- Le mouvement ismaélien nizârî dans le Sous-continent indien

Les Khojas

Le terme Khoja vient du persan khwâja et signifie seigneur ou maître. C’est le titre honorifique que donna Pîr Sadardîn (m. 1409), aux hindous de la caste des lohana qui se convertirent à l’ismaélisme. Les ismaéliens nizârîs sont connus sous le nom de khoja [<8-9>] et satpanthi dans le Sous-continent indien. Les ismaéliens musta’liens sont connus sous le nom de bohrâ[14].

La présence du mouvement ismaélien dans le Sous-continent indien est le résultat de la prédication qui, dès l’époque Fâtimide, s’est faite à partir de l’Égypte et du Yémen, et de la nouvelle prédication qui suivit et s’effectua à partir du château fort d’Alamût en Perse, où s’était réfugié le petit-fils de Nizâr après la dislocation de l’Empire Fâtimide. La création d’un État ismaélien à Multan en 958 atteste aussi d’une présence politique le long de l’Indus. Cet état fut mis à sac par Mahmud de Ghazni en 1011. Cette présence ismaélienne dans le Sind fut favorisée par la situation géographique de cette région à la fois proche du Yémen, qui était alors le centre de la prédication (da‘wâ), et éloignée des centres de pouvoir du monde islamique. Les échanges commerciaux entre l’Afrique du Nord et l’Inde avaient par ailleurs favorisé la création d’un pôle ismaélien dans cette région grâce aux allées et venues de marchands maghrébins et yéménites sur les côtes indiennes.[15] 

Osmose au sein du terreau religieux indien

À partir du 15e siècle, le Sous-continent indien fut animé d’un nouveau souffle religieux, avec notamment les grandes figures charismatiques et spirituelles de la tradition des Sant (Kabîr, Nânak) et le culte de Râmdeo Pîr au Rajasthan. Cette ferveur religieuse présente plusieurs traits communs avec l’ismaélisme : la dévotion aimante à l’Absolu lui-même, le Dieu non-né, sans-formes, sans-qualités (nirgûna), le rôle du guide (gurû), qu’il soit humain ou divin (satguru, le parfait gurû), la pratique du chant d’hymnes en congrégation (kîrtan, ginân) à la louange du Nom divin, celle du repas pris en commun à l’occasion de certaines cérémonies religieuses, l’invention d’écritures particulières (gurumukhi des sikhs, khojkî des ismaéliens), l’utilisation des langues locales[16]. [<9-10>]

Ces courants spirituels se distinguent cependant par certaines spécificités. Ainsi le sikhisme s’individualise rapidement pur la succession des gurû et par linstauration d’un culte du livre, tandis que lismaélisme se caractérise par la dévotion à l’Imâm, pôle incontournable de la spiritualité.

C’est dans ce climat que fructifia l’enseignement des pîrs ismaéliens dans le Sous-continent indien. Pîr est un terme persan qui signifie à la fois vieillard et guide ou maître spirituel. Ses équivalents arabes sont shaikh, murshid, hujjat et, en Inde gurû. Le pîr est le vieillard dans le sens de celui qui est avancé dans la Connaissance. En contexte ismaélien, les pîrs sont les représentants de l’imâm : on les a comparés à la lune qui illumine le monde en vertu de la lumière qu’elle reçoit du soleil[17]. Leur fonction est de guider les fidèles vers l’imâm du temps. Leurs doctrines dérivent de l’enseignement des Imâm. L’ismaélisme se définit lui-même comme une “voie” spirituelle (tarîqa). C’est par la dévotion à l’imâm que le fidèle est prédisposé à recevoir de lui l’initiation qui le relie directement et personnellement au monde spirituel dans une “dimension verticale”, sans qu’il ait besoin d’entrer formellement dans une confrérie organisée, comme dans le sunnisme[18]. Un texte arabe du 10e siècle, attribué au dâ’î ismaélien Mansûr al-Yaman “Le livre du Sage et du disciple” (kitâb al- ‘âlim wa’l-ghulâm), qui appartient au genre littéraire qualifié de roman initiatique par Henry Corbin, tout comme certains ginân narratifs et hagiographiques, nous dépeint le parangon du pîr[19]: pèlerin, voyageur qui a renoncé à tout pour se mettre en quête d’un héritier spirituel à qui il pourra transmettre son expérience spirituelle.

Le Das Avatâr (“Dix descentes”)[20] est l’exemple type d’un ginân traitant de la conversion à propos d’un pîr. Kalkî, la dixième incarnation de Vishnou, tant attendue, n’est autre que la manifestation de ‘Ali qui réside à Dalamdesh (en Perse) et ne peut être connu que par l’enseignement de Pîr Sadardîn (m.1409) qui se rend dans le Jambûdvipa (en Inde). L’ismaélisme va ainsi être présenté comme le parachèvement de l’Hindouisme, tout comme au Moyen-Orient l’Islâm s’est présenté comme le parachèvement du Judaïsme et du Christianisme. Le Das Avatâr est attribué à Pîr [<10-11>] Sadardin tout comme l’est la cérémonie du ghat-pât[21]. Des versions amplifiées ou abrégées du Das Avatâr sont également attribuées à Pîr Shams (m.1276) ou à Pîr Imâm Shâh (m.1513), ce qui trahit son importance. Le Das Avatâr était chanté pendant la cérémonie du ghat pât, au chevet d’un mourant, puis lors des cérémonies funèbres[22]. Mais, dans le contexte de la mort d’un fidèle, son chant a été remplacé par celui du Kalâm-i Maulâ perçu comme plus islamique. Le Das Avatâr n’est plus en usage de nos jours : la cérémonie du ghat-pât perdure comme un rite dépourvu de son sens symbolique, et le thème du Das Avatâr se retrouve dans certains ginân encore chantés aujourd’hui[23].

En effet, une tendance à l’éviction des éléments d’origine trop ouvertement hindoue se fait jour depuis un demi-siècle, notamment à cause de la réunion sous les auspices du conseil suprême de la communauté de ses différentes composantes. Les pratiques des ismaéliens indiens se retrouvent ainsi questionnées par les ismaéliens de culture arabe ou persane, et remises en cause par les institutions elles-mêmes, dans leur désire de faire apparaître comme plus “islamique” une communauté religieuse dont une spécificité majeure tenait justement à l’indianité de sa culture religieuse.

La pensée ismaélienne s’est toujours nourrie et enrichie au contact des cultures locales qu’elle a, à son tour, fécondées de son propre héritage spirituel. Cet enchevêtrement apparent des cultures diverses a trouvé ses lettres de noblesse dans les ginân, qui forment l’héritage spécifique des ismaéliens du Sous-continent indien appelés Khojâ[24]. Bien des titres de livres expriment cet esprit oecuménique : Le Livre réunissant les deux Sagesses de Nâsir-e-Khosraw (11e siècle), qui souligne l’harmonie entre la philosophie grecque et la théosophie ismaélienne, Le livre des sources d’Abû Ya’qûb Sijistânî (10e siècle), qui consacre deux chapitres à la signification secrète de la Croix chrétienne et à sa concordance avec la profession de foi islamique (shahâdat). D’autre part, on rencontre dans certains ginân des thèmes qui rappellent le vishnouisme, la tradition des [<11-12>] Sant (Kabir, Nânak) et la tradition tantrique[25]. L’ismaélisme a ainsi puisé librement dans toutes les traditions spirituelles qu’il a croisées pour les enrichir et pour s’enrichir lui-même.

L’identité culturelle et religieuse, l’organisation communautaire et les pratiques religieuses des Khojas sont essentiellement l’oeuvre des pîrs, transmises par les “Écritures Ismaéliennes”. Nous désignerons sous l’appellation d’ « Écritures Ismaéliennes » les textes de la du’â (texte de prière), des ginân, des farmân et du Kalâm-i Maulâ. On attribue à Pîr Sadardin (m.1409) la fondation du premier jamâ’at-khâna (loge) à Kotri, dans le Sind, l’organisation du culte religieux (du ‘â, ghat-pât, ginân) et l’invention de l’alphabet khojkî.

III. Les Écritures ismaéliennes dans le Sous-continent indien

L’écriture khojkî

Ce qui caractérise les textes ismaéliens, c’est leur conservation jusqu’aux années 1920 dans l’écriture appelée khojkî. D’après Allana[26], les fouilles archéologiques entreprises sur le site de Bhambore dans le Sind révèlent que les inscriptions sur les poteries sont en proto-nagari proche de l’écriture dite lohankâ-akhârâ (7e-8e siècles). Cette écriture fut utilisée pour les transactions commerciales par les castes des Lohana et des Bhattia originaires du Gujarat et du Sind, qui se convertirent à l’enseignement de Pîr Sadardîn (m.1416). Ce serait lui qui aurait apporté des modifications à leur écriture et l’aurait appelé côlâha akhârî ou cârî akhârâ, ce qui veut dire “aux quarante lettres”. Elle est aussi appelée khuwâjikâ akhârâ ou khojikî sindhî. Khwâjah (“seigneur”) est le nom donné par Pîr Sadardîn aux convertis[27].

Cette écriture devint bientôt un instrument d’identité culturelle et religieuse, utilisée pour toutes les Écritures ismaéliennes. Son usage facile (sorte de sténographie) la rend accessible à tous et favorise la diffusion des textes tout en les préservant de l’extérieur. Conséquemment, elle devint l’indispensable outil de la pédagogie des khojas. Ainsi l’école religieuse est de nos jours encore appelée en Inde sindhi-school. A partir de [<12-13>] 1920, les textes furent imprimés en caractères gujaratis. La khojkî resta enseignée jusque dans les années 1970, mais désormais, l’enseignement est donné dans les langues respectives des pays où sont établies les communautés ismaéliennes.

Quant au gujarati, il est longtemps resté la langue spirituelle de la communauté ismaélienne (la prière quotidienne appelée du ‘â était récitée en sindhi-gujarati dans monde ismaélien (Asie, Afrique et Syrie) et en persan dans le monde iranien, jusqu’en 1956, après quoi elle le fut en arabe).

La place prépondérante du gujarati est comparable à celle que connut la langue persane avec l’oeuvre du dâ‘î ismaélien Nâsir-i Khusraw (m.1074) écrite en persan. Bien que les farmân pussent être prononcés dans la langue maternelle de l’Imâm de l’époque, ils furent toujours traduits puis rédigés en gujarati.

La du‘â

La récitation de la du‘â, la lecture des farmân, le chant des ginân ainsi que le chant du Kalâm-i Maulâ composent la cérémonie religieuse quotidienne qui peut être dirigé aussi bien par un homme que par une femme.

La du ‘â est le texte de prière commun à tous les ismaéliens nizârites du monde. Elle est en arabe accompagnée de sa traduction dans la langue du pays et comprend six chapitres composés en partie de versets du Qorân et en partie de prières d’invocation. La sourate Fâtiha ouvre le texte que clôturent la sourate Ikhlâs et la mention des panjtanpâk (“les cinq corps purs”, à savoir Muhammad, Fâtima, ‘Alî, Hasan, Husain) ainsi que de la liste généalogique des Imâm depuis ‘Alî (m. 661) jusqu’au 49e, l’actuel Imâm Shâh Karîm al-Husaynî. La tradition attribue à Pîr Sadardîn la composition de la du’â, qu’aurait ensuite remaniée Pîr Dâdû (m. 1594). Elle était autrefois en sindhi, composée de 17 chapitres, et parallèlement à la lignée généalogique des Imâm, était lue la lignée des pîrs qui commençait par le prophète Muhammad. Depuis 1956, la prière est en arabe et ne comporte plus la lignée des pîrs, l’Imâm assumant aussi la fonction de Pîr[28]. La du ‘â est récitée trois fois par jour à des heures prescrites, l’une à l’aube et les deux autres le soir. Elle est obligatoire. [<13-14>]

Les farmân

Les farmân (“ordres”) sont les paroles, recommandations, orientations et conseils que donne l’Imâm à ses fidèles (ou à l’un d’entre eux) dans les domaines spirituel et temporel. Leur thématique concerne tous les aspects de la vie : quête spirituelle, santé, hygiène, vie économique, éducation...

La tradition de recueillir les paroles des Imâm commença du temps de ‘Ali et se poursuit de nos jours. Le Nahj al-Balâgha (“chemin de l’éloquence”), oeuvre de Sharîf Râzî (m. 1015), est un recueil de paroles, sermons et lettres de l’Imâm ‘Âlî. C’est une des sources les plus importantes de la vie religieuse pour les shî’ites après le Qorân et les hadîth du Prophète[29].

Chez les ismaéliens, il est traditionnel de lire les farmân de l’Imâm présent. S’agissant de la parole de l’Imâm, donc de Celui qui interprète le Qorân, le fidèle est tenu de se conformer à l’enseignement de l’Imâm.

Virani, un missionnaire, dans un texte destiné à l’éducation religieuse, explique la nécessité de suivre les farmân à la lettre en faisant référence au verset 4:59 du Qorân qui ouvre le second chapitre de la prière (du‘a) [30]:

“Ô vous qui croyez! Obéissez à Dieu! Obéissez au Prophète et à ceux qui détiennent le Commandement (amr[31]) parmi vous. Nous avons dénombré toutes choses dans un Imâm manifesté.”

Il est rappelé avec insistance que chaque fidèle doit interpréter par lui-même les textes des.farmân, des ginân, et ne pas prendre refuge dans l’interprétation d’autrui.

Enfin, le concept de langue sacrée est étranger à la pensée. C’est le sens spirituel qui prime sur l’expression formelle et aujourd’hui, par exemple, l’Imâm Shâh Karîm al-Husaynî s’exprime en anglais et en français, et ses farmân sont traduits dans la langue des pays visités.

Les ginân

Les ginân quant à eux sont des hymnes de dévotion propres aux communautés ismaéliennes du Gujarat, du Sind et du Panjab[32]. “Ginân vient du sanscrit jñâna (gnose) et le terme fut employé pour la première fois, pour désigner sa poésie, par Nûruddin (m.1079), plus connu sous les noms de Satgur Nûr et Sayyid Sa‘âdat, premier missionnaire (dâ’î) envoyé par l’Imâm Mustansirbillah (m. 1094) pour la prédication ismaélienne au Sind, Gujarât et au Kathiawar. Pîr Nûruddîn appelait sa prédication satpanth (“le droit chemin”), traduction littérale de l’expression qorânique sir mustaqîm (le droit chemin)[33].

Zawahir Moir a dressé le catalogue des manuscrits des ginân en khojkî pour l’Association Ismaélienne du Pakistan (catalogue non publié) et rapporte qu’ environ 700 ginân attribués aux principaux pîrs : Pîr Shams (m.1276), 115 ginân ; Pir Sadardîn (m. 1409), 236 ginân ; Pîr Hasan Kabîrdîn (m.1471), 86 ginân ; Imâm Shâh (m.1513), 189 ginân[34]. Le dernier pîr à avoir composé un ginân est Pîr Tâjdîn (m.1463). À la mort de ce dernier, l’Imâm Mustansirbillâh II (m.1480) ne nomma pas de successeur. Le livre Pandiyât-i javânmardî, recueil des farmân (dits) de l ’Imâm par un dévot anonyme, fut appelé Pîr Pandiyât. Ce texte n’est plus lu aujourd’hui dans la communauté[35].

Les ginân ont pour principaux thèmes la prédication, l’hagiographie, le rituel, la cosmogonie, l’eschatologie, l’éthique morale, le mysticisme et la gnose. Il sont composés dans une mosaïque de dialectes du Gujarat, du Sind et du Panjab, et dans une variété de styles qui vont du narratif au didactique et du lyrique à l’extatique, sous la forme d’hymnes chantés. Notons que le répertoire des ginân a connu des variétés de transcriptions allant du khojkî au latin en passant par le gujarati et l’ourdou.

Ces hymnes de dévotion sont chantés avant la du ‘â, entre les deux prières du soir, avant la séance de zikr le matin et après le zikr par un ou une fidèle au jamâ’at-khâna, celles et ceux qui connaissent le ginân pouvant l’accompagner. Des particuliers peuvent organiser des concerts (mahfil, musâ’iro) de ginân, accompagnés d’un harmonium et de tablas. Pendant les fêtes religieuses, des danses appelées garabî et râsa peuvent être [<15-16>] exécutées sur le chan des ginâns garabis[36]. C’est dans les derniers vers qu’apparaît la signature orale (châpa ou bhanitâ) du pîr.

Les ginân occupent une place de faveur et de ferveur particulières car ils sont intrinsèquement liés à l’identité culturelle et spirituelle des ismaéliens khojas.

Le Kalâm-i Maulâ

Comme indiqué en introduction, le Kalâm-i Maulâ, est l’un des nombreux recueils de “dits” attribués à ‘Alî. L’originalité de ce texte tient à ce que, d’une part, par son contenu, il se rapproche des,farmân, et à ce que, d’autre part, par sa forme poétique, il évoque les ginân. Il est régulièrement chanté au jama’at-khâna entre les deux du ‘â du soir, ainsi que lors des veillées funèbres. Comme pour les farmân, il est demandé aux fidèles de dire la prière de bénédiction sur le Prophète et ses descendants (salât) avant le chant du Kalâm-i Maulâ. C’est au récitant de choisir les strophes du texte. La récitation du Kalâm-i Maulâ a remplacé au fil du temps celle du Das Avatar lors des veillées funèbres.

Parallèlement aux “Écritures Ismaéliennes”, la tradition gujarati s’appuie sur un ensemble de productions littéraires variées et très différenciées. Le champ de cette littérature est vaste : commentaires des oeuvres sus-citées, manuels de pédagogie spirituelle, ouvrages retraçant la lignée imâmite, recueil de discours des Imâm, prières, articles, revues trimestrielles ou biannuelles concernant la vie socioculturelle de la communauté, etc. : commentaires contemporains des ginans dans “Pîrno amr varso[37] et “Ma’rifat nâ phûl”, recueil des discours spirituels de Nasarbhâî ‘Abdullah Kasmânâ[38], commentaire du ginân de Pîr Sadardîn Bâvân Ghâtî appelé également Bâvan Bodh (“Cinquante deux conseils”) par Nûr Muhammad Rahmatullâh[39]. Il faut signaler l’importance de Nûr al-Mubîn de Chunârâ, livre qui retrace la biographie des Imâm depuis ‘Alî Ibn Abû Tâlib jusqu’à Sultân Muhammad Shâh (m. 1957), ainsi que celle des Pîrs[40]. [<16-17>]

IV. L’historique du Kalâm-i Maulâ

Les seuls éléments dont nous disposons pour établir, à défaut d’un historique, une histoire éditoriale du Kalâm-i Maulâ, sont les introductions des différentes éditions. Sur les onze publications recensées, quatre comprennent une introduction, celles de 1920, de 1942, de 1957 et de 1975.

L’introduction de la publication de 1920 est en hindoustani, transcrite en gujarati. L’auteur anonyme rapporte qu’à l’origine les dits de ‘Ali étaient en arabe, puis furent traduits en persan par les ulémas. Un savant anonyme les traduisit en hindi afin de les composer sous la forme d’une poésie en quatrain. L’auteur de l’introduction rapporte que le texte contient quatre voies, la Loi (sharî’a), la Voie (tarîqa), la Vérité (haqîqa) et la Connaissance mystique (ma’rifa). Il exhorte chaque personne à étudier et écouter ces paroles pour obtenir la quiétude, la douceur et la lumière dans le coeur et atteindre un haut degré dans la connaissance de Dieu, but qu’il assigne à la publication de ce livre

Selon l’introduction de 1942, les saints farmân du premier Imâm ismaélien ‘Alî, étaient en arabe. Ils furent traduits en persan, puis du persan en ourdou. Pendant longtemps, ils furent consignés dans un livre appelé Maulânâ Kalâm (“Dits du Seigneur”) en écriture sindhi. Trois éditions furent publiées dans cette écriture, dont la dernière daterait de 1916. Le Kalâm-i Maulâ fut transcrit en gujarati pour la première fois en 1920, quand il fut décidé de transcrire en écriture gujarati tous les textes écrits en caractères sindhi. Ainsi la première édition date de 1920, la seconde de 1923, la troisième de 1933, celle de 1942 étant la quatrième. L’auteur explique que les saintes paroles contenues dans ce livre sont un baume, un véritable trésor, et qu’elles doivent être étudiées par chaque ismaélien. Citant les vers 321 et 326, il exhorte le fidèle à comprendre que la lumière divine est toujours présente en ce monde sous la forme humaine de l’Imâm pour guider les fidèles. Il cite également la sentence de l’Imâm ‘Alî Anâ Qur’ân nâtiq (“Je suis le Qorân parlant”) pour illustrer l’importance des paroles contenues dans ce livre, tradition qui se perpétue avec l’actuel 48e Imâm, Sir Sultân Muhammad Shâh. Enfin il conseille aux jeunes, femmes et hommes, l’étude du Kalâm-i Maulâ pour profiter des bienfaits de la religion et de ce monde.

L’introduction de 1957 nous apprend que l’édition qu’elle présente est la septième. Elle comporte le même historique que celui de 1942. Seul élément nouveau, elle signale que la cinquième édition date de 1949 et la sixième de 1953. [<17-18>] L’introduction de 1975 reprend les thèmes abordés dans les éditions précédentes. Nous apprenons que celle-ci en est la dixième impression, et également que le “regretté gestionnaire de la communauté” (marhûm mukhî) Laljî Devrâj apprécia beaucoup cette poésie de Kalâm et qu’il décida de la publier trois fois en écriture khojkî.

On relève, dans certaines éditions récentes du Kalâm-i Maulâ, des interventions éditoriales qui vont dans le sens d’une “normalisation” caractéristique de la politique des institutions, désormais responsables des éditions[41].

Toutes les éditions du Kalâm-i Maulâ comportent 23 chapitres et comptent au total 327 strophes, à l’exception de l’édition de 1995 qui, elle, comprend 22 chapitres et 214 strophes. Le chapitre 5 “Dar bayân-imazammat bakhîl” (Explication sur la réprimande de l’avarice) ainsi que certaines strophes relatives au Qorân (chapitre 10 : 90), aux prières et au jeûne (pânc namâz, roza 14 : 163, 186) ont été exclus sans commentaire.

Dans les éditions de 1920 et 1957, à la strophe 5 : 4a, nous lisons “sâhib-i khilâfat” (“le Seigneur du califat). Or les éditions de 1984, 1990 et 1995 ont sâhib-i Imâmat” (“le Seigneur de l’Imâmat). Le Califat est l’institution politique établie à la mort du Prophète pour la gestion de l’État musulman, et ‘Alî fut le quatrième Khâlife de tous les musulmans, tandis que l’Imâmatsigne la fonction de direction spirituelle des fidèles. Le terme khilâfat n’est pratiquement pas employé dans les textes ismaéliens indiens, et nous avons donc ici un exemple de manipulation du lexique.

Dans l’édition de 1873 et celle de 1920, au chapitre 10, un court texte, inséré entre parenthèses, se démarque des strophes par sa composition. Le ton général en est vivant et direct, comme celui d’un prêche. S’agirait-il de l’esquisse d’un texte qui n’a pas été versifié? Nous en donnons ici la traduction :

L’Unique sans associé

Ils ont oublié Dieu, Dieu est Un, sans associé, sans forme, omniprésent, voyant, entendant, il n’a pas de forme. Il se trompe celui qui adore une icône. [<17-18>] Seul Dieu est digne de dévotion. Celui qui nous donne nôtre pain quotidien, à Lui, toujours, doit être adressée la prière. Nul autre que Lui n’est digne de dévotion, nul autre, ceci est une grande erreur. Lui qui a créé les cieux et la terre, Lui qui pourvoit à tous, adressez-Lui toujours la prière. Lui qui a créé le ciel sans colonnes, Il a donné naissance à la lune, au soleil, et aux étoiles. Il a déployé des variétés de fruits sur la terre, et sans compter. Il accorde d’innombrables faveurs à chaque créature. Comment peux-tu abandonner un tel Seigneur pour te dévouer à un autre? Tu abandonnes un tel Dieu et pries un autre. Cet autre qu’a-t-il créé? Mais alors réfléchis !

Dieu est vrai, maître de tous. Il est méritoire de le prier.”

L’édition de 1920 comprend également deux autres courts textes absents des autres éditions. Le premier a pour titre “khâk nâmah” (“Le Livre de la poussière”). Il se présente sous la forme d’une marsiya (élégie shî’ite) faite de 24 quatrains, dont le premier est rimé en aaaa et tous les autres en aaab, le dernier vers du premier étant aussi celui de tous les autres. Le thème central de cette poésie est le rappel que la poussière est la fin ultime de tout ce qui existe, de tous les êtres humains : marchands, chevaliers, amoureux, prophètes, tous sans exception finissent en poussière. Le second texte comprend six pages et rappelle “L’Unique sans associé”, par sa composition en prose, son ton de prêche et son lexique qorânique.

V. L’auteur du Kalâm-i Maulâ

Le titre du texte Kalâm-i Maulâ (“Les Paroles du Seigneur”), tout comme la signature orale (châp ou bhanitâ) dans les derniers vers, nous rappelle que l’auteur de l’enseignement spirituel contenu dans ces Paroles est censément le premier Imâm, ‘Alî. Elle le désigne par les qualificatifs suivants : -valî maqbûl (ami accepté), chapitre 4 : 34; - maulâ (seigneur), chapitre 5 : 39; - rab (seigneur), chapitre 7 : 55; - hazrat shâh (sa sainteté le roi), chapitre 8 : 70; -Sâhib-i asrâr (le maître des secrets), chapitre 10 : 98; - kausar sâgî (l’échanson de Kausar), chapitre 10 : 102; - shâh-i duldul savâr (le roi cavalier de Duldul), chapitre 11 : 113; - shâh-i auliyâ hazrat ‘Âlî saverâ (le roi des proches de Dieu, sa Sainteté ‘Alî, aube de la foi), chapitre 14 : 182; - hazrat amîr (le prince) dans chapitre 21 : 293.[42] [<19-20>]

Aucun passage du Kalâm-i Maulâ ne nous renseigne sur le nom et la biographie de l’auteur de sa composition, mis à part la mention “un serviteur de Dieu” qui figure à la première page de l’édition de 1920. Par contre, le texte peut nous fournir des renseignements quant à son érudition. À l’appui de quelques exemples, nous pouvons cerner son environnement religieux et culturel.

Lexhortation à la lecture des paroles du Prophète rapportées par la Tradition (hadîs-rivâyat), à la récitation du Qorân, à la fréquentation des réunions religieuses (‘ilm-majlis) renvoient l’image d’un pieux musulman de formation classique[43]. Par ailleurs le lexique employé et les thèmes abordés dans “l’Un sans associé” et “Louange à Dieu” sont imprégnés de citations du Qorân[44]. Les recommandations de l’auteur quant à l’observance des préceptes religieux nous dépeignent un fervent pratiquant de la foi[45]. Mais l’auteur ne semble pas se satisfaire du culte extérieur (zâhir) ; il recherche le sens symbolique ésotérique (bâtin) qui élève la prière de l’âme vers Dieu[46]. La constante référence à ‘Alî semble indiquer qu’il a lu le Nahj-al-Balâgha (le “receuil des prônes”, voir note 19). De nombreuses strophes indiquent qu’il est aussi familier des ginân et de la tradition bhakti.[47] L’allusion aux quatre voies indique sa familiarité avec le soufisme shî‘ite[48] Enfin, les références au Shâh Nâma à la strophe 318 du chapitre 23 montrent sa connaissance de la culture persane.

Tous ces éléments mis bout à bout nous donnent donc à penser que notre auteur était un lettré d’un bon niveau de culture. Des passages poignants sur la vieillesse et la mort indiquent peut-être que le texte fut composé par l’auteur à un âge avancé, après une série d’épreuves de deuils[49]. [<20-21>]

VI. Le texte du Kalâm-i Maulâ

L’édition de 1984 donne le texte intégral de l’ouvre. C’est celle retenue pour la présente traduction. Cette version du Kalâm-i Maulâ commence par la louange à Dieu”, définissant ainsi le cadre religieux du texte :

avval zikr Allâh kâ jo hai rahîm rahmân

duyum kalma Muhammad kâ jo hai dîn imân

suhum kalma Maulâ kâ jo ya kalâm sunâyâ hai

ya khazâna javâhir kâ hai so zâhir kar batâyâ hai

“Répétons tout d’abord le nom d’Allah, le compatissant et miséricordieux

La deuxième invocation est pour Muhammad, qui est foi et religion;

 La troisième invocation est pour le Seigneur, qui nous fit entendre ces paroles

Ce trésor est fait de joyaux et il l’a manifesté par ses dits”.

Le texte est composé de 327 strophes, réparties en 23 chapitres. Les titres nous donnent un premier éclairage quant au projet du livre[50]. Le texte se présente sous la forme d’un manuel didactique qui propose une éthique prétendument tirée des Paroles de l’Imâm ‘Alî. Cette éthique s’applique à la conduite de la vie en ce bas-monde (duniyâ), vue comme un champ d’actions préparant à la vie dans l’au-delà (‘âqibat, âkhirât). Il s’agit en effet de spiritualiser tous les aspects de la vie, qu’il s’agisse de la vie sociale, de la vie économique, ou de la vie intellectuelle. Cette éthique correspond à une vision du monde dans laquelle l’homme est perçu comme l’instrument du divin qui l’habite. C’est en ce sens que la finalité de toute action humaine ne peut être que le divin, sans quoi elle ne saurait avoir de sens ; et il en est de même du monde. De cette praxis découlent toutes les vertus.

Le premier chapitre pose comme fondement de la Cité spirituelle idéale la quête de la Vérité (sacây). Cette Vérité, c’est bien sûr la Vérité révélée au Prophète et enseigné [<21-22>] par ‘Ali. La quête de la Vérité saccomplit dans les actions entreprises par les hommes en conformité avec la Vérité révélée.

L’homme est un voyageur (musâfir, strophe 231) dans ce bas-monde. Il doit faire provision (tosah, strophe 229) de vertus pendant la durée de son séjour ici-bas pour assurer le salut de son âme et se prémunir de la damnation.

La Connaissance (‘ilm) est la faculté qui permet de discerner le vrai du faux. Elle dompte les sussurrations de l’âme concupiscente (nafs, man), source de tous les maux et de la damnation de l’homme. L’étalage et la démonstration des biens par la générosité sont considérés comme une grâce divine[51]. On donne en contrepartie de ce qu’on a reçu : l’ostentation ne se comprend que comme le reflet d’une grâce divine. Un comportement ostentatoire permet de s’affranchir du monde. En effet, à donner des biens matériels aux autres on reproduit le même geste de bonté infinie, si spirituel, qu’on a reçu de la divinité. Une bonne action accomplie par un mécréant (kâfir) peut faire de celui-ci un croyant tandis que l’avarice fera perdre sa foi à un musulman. Les actes bons sont la plus efficace contribution à la résurrection, ils favorisent l’acquisition des perfections humaines.

Certains passages ne manquent pas de rappeler au fidèle sa dimension spirituelle, qui est éternelle, et sa dimension matérielle qui est vouée à la décrépitude et à la mort. Le monde illusoire est alors comparé à une femme prête à donner son coeur à tout venant. Il est une prison pour le croyant et un paradis pour le mécréant (224). Aucun passage ne préconise l’ascétisme ou le renoncement ; le Kalâm-i Maulâ au contraire encourage les activités licites. Les prières se doivent d’être discrètes. II faut vivre pleinement dans le monde mais défaire son coeur de l’amour du monde. Dans cette perspective où prime l’action, le courage prend une dimension essentielle en tant qu’il est vu comme le support préalable à toute action. C’est la vertu sans laquelle rien n’est plus possible.

L’état suprême de la réalisation spirituelle sont les noces du coeur du croyant avec le Seigneur (lagan, strophe 172), l’annihilation (fana’, strophe 327) dans Dieu qualifié de Vérité (haq, strophe 325), l’abolition de la dualité de moi et toi (maim aur tû, strophe 327) pour ne voir que l’Un et non Deux, l’atteinte du dévoilement du secret mystique (râz ramz, strophe 317). [<22-23>]

VII. Langue et forme

La langue du Kalâm-i Maulâ est un ourdou simple dans son vocabulaire et sa syntaxe. Elle se caractérise par une légère mixité, empruntée à, imitée de ou inspirée par celle, bien réelle, de la langue poétique des ginân[52].

Comme nombre de poèmes didactiques de l’Inde du Nord[53], le Kalâm-i Maulâ consiste en strophes de deux dystiques rimées AABB (AAAA en 88, 95, 103 et 107), aisément mémorisables et destinées à être chantées par des fidèles pendant les cérémonies religieuses (la strophe 185 recommande la performance du chant dans la plus voix).

La régularité de la rime, qui ne porte que sur une syllabe, et une forte césure, soulignée à l’écrit par le passage à la ligne, sont les seules régularités d’une métrique à la prosodie par ailleurs très souple, sans pieds définis ni nombre fixe de mores (en général, douze à quatorze par hémistiche).

Le ton et le style du Kalâm-i Maulâ sont typiques de la poésie religieuse didactique. Le discours est essentiellement injonctif et exhortatif. Il s’agit d’inciter le lecteur à pratiquer la Voie et à la faire pratiquer aux autres : “Montre aux gens le chemin de la Vérité ; discerne le vrai du faux” (85.2). La tonalité d’ensemble est sentencieuse, l’expression prenant volontiers un tour gnomique : “la récitation du Qorân illumine le cœur” (90.1a) ; “la piété du sage est une grâce divine” (97.1a).

Les images et les métaphores aussi sont conditionnées par le sujet et le genre : le coeur est un bateau pris dans un tourbillon qu’il faut arrimer au rivage (47) ; les secrets divins sont des pierres précieuses (99) ; le monde est une maison de larmes (131), etc. Il en va de même de la rhétorique de l’argumentation, dont l’examen de strophes du chapitre 2 permet de se faire une idée.

Strophe 8 (lab, 2ab)

bhâî ve terâ jâno jo kuch tujhe deve mâl

nahîm bhâî ve hai terâ jo hove tere bâp kî âl

Il est ton frère celui qui t’aide matériellement

Il n’est pas ton frère celui qui descend de ton père

 

strophe 9 (1 ab, 2ab)

bhâî ve terâ jo sakhti me rahe tujh sang sangât

[<23-24>]

nuhim bhâî ve terâ jo hove terâ ham zât

Il est ton frère celui qui est à tes côtés dans les moments difficiles

Il n’est pas ton frère celui qui est issu de ta caste

strophe I 0 (1 ab, 2ab)

bhâî ve jo tujh kûm câve aur batâve nek Mm

nahîm bhâî ve jo nasl bâp kî aur dubâve terâ nâm

Il est ton frère celui qui t’aime et te fait montre de bonnes actions

Il n’est pas ton frère celui qui descend de ton père et ruine ton nom

Dans chacune de ces strophes, le premier vers est affirmatif et le second négatif. Le premier fait état de ce qu’est la fraternité et le second de ce qu’elle n’est pas afin de mettre en relief ce qu’elle est. Par un jeu d’oppositions, le sens s’éclaircit. La mécanique rhétorique sert à renforcer l’affirmation d’une praxis de la fraternité, en tant qu’elle s’oppose à la fraternité héritée à laquelle ne participe pas le fidèle. Ainsi, au lien de sang qui légitime pour le commun des mortels le lien de parenté, notre texte propose d’abord le lien fondé sur le soutien matériel pour culminer enfin dans la fraternité fondée sur le lien spirituel. Et c’est à la strophe 11 (4ab) que nous est proposé le vrai sens du frère (bhâî) : muhabbat maulâ kî râh sîdhî hai jo batâve so sâcâ bhâî (“l’amour pour le Seigneur est le droit chemin, celui qui le montre est le vrai frère”). Ainsi, la progression rhétorique sert une progression spirituelle : pas à pas, étape après étape, station (maqâm) après station de la Voie.

Un autre trait de la rhétorique du Kalâm-i Maulâ mérite d’être souligné : c’est sa concision, explicitement préconisée par la strophe 291 pour l’expression orale, car il faut être précis et concis pour dévoiler le sens des dits mystiques. Ainsi, par exemple, alors que les textes du même genre — et de façon exemplaire le masnawi de Rûmi —comportent nombre d’anecdotes auxquelles l’auteur se complaît, on n’en relève qu’une seule, très brève, dans le Kalâm-i Maulâ, à la strophe 83. Elle raconte que pendant qu’un ignorant méditait survint le démon (shaitân) qui lui donna la salutation de Dieu. Le démon avait apporté sept ânes et dit à l’ignorant: “Allons faire l’ascension [<24-25>] céleste (mi’râj). Cette caravane (bhejî) est notre transport.” L’ignorant se réjouit à cette parole et suivit le démon, qui lui fit faire le tour de la ville. La morale de la fable est que celui qui se satisfait des paroles est misérable.

Nous devons aussi apporter une remarque qui concerne la confusion entre l’écriture gujarati et la langue du texte qui elle peut être transcrite en caractère gujarati mais dont la langue est l’ourdou. Ainsi par exemple, les couvertures des éditions 1923, 1942, 1957 portent la mention “en gujarati” (gujratî mâ) sans préciser s’il s’agit de la langue ou de la transcription. [<25]



[1] Voir NANJI 1978.

[2] Sur celles-ci, voir HOLLISTER 1953 et MUJTABA ALI 1936.

[3] CORBIN 1986 :31

[4] The Constitution of the Shia Imami Ismaili Muslims. Voir CORBIN 1986 : 53-54, DAFTARY 1994 : 6-37, VATIKIOLIS 1981 : 35.

[5] CORBIN 1986: 115

[6]  CORBIN 1986: 143

[7] CANARD 1965 : 877

[8] MARQUET 1973 : 543.

[9] SCHIMMEL 1975 : 231.

[10] CORBIN 1986: 142.

[11] LEWIS 1984 : 69-73

[12] MARDI JET 1971 : 1098-1103.

[13] CORBIN 1986: 142, 263-269; DAFTARY 1994: 437, 455, 462-467, 501-507, 517 ; MOIR 1992 : 5.

[14] Le terme bohrâ vient du gujarati voharnu qui veut dire faire du commerce. Ils seraient la caste vohra, voir MOIR 1992 : 5.

[15] DAFTARY 1994: 125; NANJI 1978 : 33-35.

[16] VAUDEVILLE 1959: 7-40 ; MATRINGE 1986 : 65 ; McLEOD 1996 :149-226 ; KHAN 1993 47; Les ginân ham dil khâlaq Allâh so hi vase fi” (“Allah, le Créateur, demeure dans notre ceeui “sat sabd hai hamârd” (“Le Vrai Mot est notre guide”) de Pîr Shams témoignent de la tradition commune à Kabîr et à Gurû Nânak : NANJI 1978: 121 ; MOIR 1992 : 90 ; VAUDEVILLE 1959 : McLEOD 1996: 191-203.

[17]  NANJI 1978: 109.

[18]  CORBIN 1986: 267-268.

[19]  NANJI 1978 : 50-58 ; CORBIN 1983 :; MALLISON 1991 : 118-121, 126-135

[20] NANJI 1978: 110-113

[21] Dans la cérémonie du Gath Pat (“récipient sur table basse”), un récipient contenant de par l’Imâm et sept petites tasses sont posés sur une table basse. Un fidèle, après avoir rée entreprend de distribuer l’eau bénite dans les petites taSses à ses coreligionnaires, qui s’apte table et de lui un à un (voir NANJI 1982).

[22] NANJI 1978 :15, 105 ; MOIR 1992: 13.

[23] MOIR 1992: 156-159 ; 169-170 ; 184 ; 191.

[24] MALLISON 1988 : 89; 1992: 105.

[25] NANJI 1978: 110-130; NASIR-li KIIOSRAW 1990: 25; SEJESTANI 1994: 119-132; MALLISON 1989 »i-9»; 1996 : 273-280 ; 1997 : 265-274.

[26] Voir note 27, ci-dessous.

[27] Sur tout ceci, voir ASANI 1991: 12-13 ; ALLANA Language planning of Pîr Sadaruddin and use of khojiki eharacter, article non-publié ; ALLANA 1984 10-25 ; MOIR 1992 : 34-54; NANJI 1978: 8-9.

[28] VIRANT 1952 : 22-32 ; NANJI 1978 : 24-27, 89. 13

[29] CORBIN 1986: 64.

[30] VIRANT 1951 : 3-8 ; QORÂN 1967: 102, 541 ; DU’Â 1977:7.

[31] Amr, en arabe, signifie ordre , tout comme farmân en persan.

[32] Voir SHACKLE and MOIR 1992: 14-30 et passim.

[33] ALLANA : Language Planning of Pîr Sadaruddin and use of khojki character, article ni page 4.

[34] MOIR 1992: 18.

[35] Texte édité et traduit par IVANOW 1953. Voir aussi NANJI 1978 : 79-80 ; MOIR 1992 : 7-8, 1

[36] ASANI 1991 : 10-11 ; MALLISON 1991 : 122-125

[37] DAREDIA 1982

[38] BANDALI 1980

[39] RAHEMTOULLAH : ? 3-34

[40] CHUNARA 1951

[41] Si à la différence des plus récentes, les premières comportaient une introduction, sans doute est-ce elles étaient ducs à l’initiative d’une personne privée.

[42] DAF’i’ARY, 1994 : 463 “A partir du I4ème siècle, les noms des saints sûfis sont précédés du préfixe shâh, associé à’Ali ou Valî et rappelle sa voie spirituelle”.

[43] Kalâm-i Maulâ :.1984, chapitre 10, strophes 89 (3a), 90 (la), 106 (la), 107 (2b).

[44] Qorân 1967 : Création des cieux et de la terre, Qorân 2 : 64 ; “ II a élevé les cieux sans colonnes visibles, “ Qorân 13 2; - 31 10 - 15 : 29, le culte pur, Qorân 112 ; esprit et création de l’homme, Qorân 32 : 9; 38 72 ; le vivant, Qorân 2 : 255.

[45] Kalâm-i Mau/d 1984: chapitre 14, strophes I83 (lb), 186 (3a 4a).

[46] Kalâm-i Maulâ 1984 chapitre 14; srophes 170 (2ab), 171 (3ab), 172 (4b), 180 (3ab).et chapitre 7, strophe 59 (lab 2ab).

[47] Kalâm-i Maulâ 1984 : le chapitre 1, les strophes 123, 127,129, 149, 169,172, 173, 180, 214, 238, 254; 264, 323, 324.

[48] Kalâm-i Maulâ 1984 : chapitre 23, strophes 322 (3ab), 327 (la)

[49] Kalâm-i Maulâ 1984 sur la vieillesse et la mort, chapitre 17, strophes 229, 230, 231, 232 ; - sur le deuil, chapitre 15, strophe 204

[50] Kalâm-i Maulâ 1984. Nous donnons ici la traduction des titres des 23 chapitres : 1) li fraternité, 3) le savoir-vivre, 4) la générosité, 5) l’avarice, 6) la cupidité, 7) l’âme charnelle, tolérance et les paroles douces 9) l’ignorance et la stupidité 10) les vertus de la conn l’oppression, l’injustice, 12) les vertus de la justice 13) le bas-monde, 14) l’adoration et la vertus de la piété, 16) la patience et la gratitude, 17) la mort, 18) les amis, la bonne com] mauvaise compagnie, 20) le discernement de l’homme, 21) la discrétion, 22) la jalousie, 23)1,

[51] Kalâm-i Maulâ 1984 : strophe 18.

[52] Voir SHACKLE & MOIR 1992 : 42-54.

[53] VAUDEVILLE 1959: 20