C'ETAIT L'UNE DES PLUS BELLES BIBLIOTHEQUES publiques d'Afghanistan.
Peut-être même la plus belle. Avec ses 55 000 volumes, elle était le joyau
de la Fondation Nasser Khosrow: des manuscrits vieux de 10 siècles y
côtoyaient Kant. En août 1998, les talibans ont brûlé la totalité du
fonds. Cet autodafé a eu lieu avant la destruction à la hache des antiquités
du Musée de Kaboul et le dynamitage des bouddhas de Bamiyan. En
somme, c'était le coup d' envoi. Latif Pedram, alors directeur de la
bibliothèque, a vécu en direct le saccage de ses livres.
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L'Afghan Latif Pedram, ex-
directeur de la bibliothèque, est
aujourd'hui réfugié en France.
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Poète, éditorialiste, éditeur, professeur de lettres, Latif Pedram, 38
ans, est aujourd'hui réfugié politique en France.
Il a pris son bâton
de pèlerin pour defendre, et tenter
de ressusciter, ce patrimoine martyr en son pays: la littérature d' expression persane.
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Quand la Fondation Nasser Khosrow et la
bibliothèque ont-elles été créées? A qui
revient l'initiative de cette institution? Et
quels en étaient les statuts?
- La Fondation doit tout a Seyyed Naderi,
chef de la communaute ismaelienne
afghane. Cet homme riche, très cultivé et
moderne avait agrégé la société civile, les
grands scientifiques et les académies du
pays autour d'un projet culturel d' essence
laique: les statuts de l' association interdi-
saient tout prosélytisme, religieux ou ethni-
que. Le Centre Nasser Khosrow, qui abri-
tait un atelier de vidéo, des presses, une
maison d'édition, un musee et la biblio-
thèque, a été inauguré en 1987 a Kaboul.
Au départ, Naderi a fait don de sa propre
bibliothèque. Ensuite, il a finance l'essentiel
des achats. Il a aussi envoyé une délégation
en Iran pour y acquérir des manuscrits. Le
Centre était ouvert aux étudiants et aux cher-
cheurs. Et, à ceux qui n'avaient pas d' ar-
gent, nous fournissions crayons et cahiers.
Qu'est-ce qu'un lecteur pouvait y trouver?
- Des livres en arabe, en anglais, en pachtoune... Mais la réalité historique du patrimoine littéraire afghan, c'est avant tout la
langue persane. Les fonds ismaéliens comprenaient des choses extraordinaires: des
lettres d'Hassan Sabbah, chef de la secte
des Haschichins, à ses coreligionnaires
d'Ispahan; des écrits de Nasser Khosrow,
grand philosophe et poète du 11e siècle;
les sceaux du premier Agha Khan. Nous
avions aussi des merveilles de l'école
d'Harat: miniatures, enluminures et chefsd'oeuvre calligraphiques de l'art timuride.
Toute la poesie majeure d' expression persane était là. Le manuscrit le plus precieux
était sans conteste une version rarissime
datée du 12e siècle du Livre des rois, Ie
Chah-namè, de Firdusi [932-1020]. Moi-même, je travaillais sur un chapitre consacré aux rois originaires du Zabolestân.
Cette épopée persane, monument de la litterature universelle, raconte une partie de
notre histoire et nos mythes fondateurs.
La littérature occidentale était-elle
présente?
- Et comment! Tous les grands classiques :
Flaubert, Kafka, Dostoievski, Pasternak,
Hemingway, et jusqu'au dernier roman de Kundera! Au
sein de la fondation, j'éditais
une revue littéraire et philosophique: Hojjat (La raison). Nos chercheurs
avaient accès à Kant, Hegel, Sartre, Raymond Aron. Sans parler des sociologues,
de Max Weber à Alain Touraine, et des lin-
guistes, comme Noam Chomsky. C'était
une vraie bibliothèque. Et une belle:
chaque ouvrage avait une jolie reliure.
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Enluminure du très
rare Livre des rois,
dont un exemplaire
a été brûlé.
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Les moudjahidine sont entrés
dans Kaboul en 1992. Que
s'est-il alors passé?
Le Centre Nasser Khosrow
se trouvait dans le quartier ismaélien de
Taïmani, au centre-ville. Quand la guerre
civile a commencé, Seyyed Naderi a
décidé de déménager l'ensemble des activités culturelles vers le nord, dans sa
région natale. La Fondation a ainsi été
réinstallée à Pol-e Khomri. Baptisée la
Petite Moscou, cette ville industrielle de
200 000 habitants reposait sur quatre activités: une cimenterie, un complexe
hydroélectrique, une filature de tissus et
une sucrerie. Mais la population a rapidement quintuplé. Après la prise de Kaboul
par les talibans, en 1996, les intellectuels
se sont réfugiés à Pol-e Khomri, qui est
très vite devenue l'ultime lumière culturelle dans le ciel afghan. Aménagé au
coeur de la ville, dans un large et bel
espace planté d'arbres, le Centre Nasser
Khosrow était en quelque sorte le quartier
général.
Puis les talibans sont montés vers le
nord.
En 1997, il y a eu une sérieuse alerte.
Près de 5 000 talibans sont entrés dans
Mazar-e Charif, à 200 km de Pol-e
Khomri. Un soulèvement populaire
les en a expulsés. Dans leur stratégie
de repli, ils se sont dirigés sur nous.
Mais nous étions prévenus et j'ai pu
faire évacuer les 55 000 livres vers la
vallée de Keyan. Les talibans sont
entrés à Pol-e Khomri un matin; l'après-
midi, une insurrection les en chassait. Un
mois plus tard, j'ai fait revenir la biblio-
thèque. On a retapé le Centre, qui avait
été un peu saccagé, et remis les livres sur
les étagères. Le travail et la vie normale
ont repris.
Les talibans étaient de retour en août
1998. Vous n'aviez rien vu venir?
- Rien. Ils sont arrivés le matin du 11
août, à 4 h. Plus de 15 000 hommes
armés ont pris la ville en tenaille. En
fait, c'était la grande offensive contre
Massoud qui commençait. Comme
d'autres, j'ai été me réfugier dans une des
collines avoisinantes, mais je savais
qu'ils les fouilleraient. Je suis alors revenu
me cacher à Pol-e Khomri, chez un ami
qui habitait le centre-ville, juste en face de
la Fondation. Le premier jour, les talibans
ont créé des postes de contrôle; ils se
sont livrés à des arrestations, à des exécutions. J'ai appris que les premières mai-
sons visitées avaient été celle de Seyyed
Naderi, déjà en route vers ses montagnes,
et la mienne. S'ils m'avaient découvert,
j'aurais été exécuté. Sur-le-champ! Un: je
dirigeais une bibliothèque. Deux: j'étais
l'adjoint de Naderi, un ismaélien chiite,
donc un apostat. Trois: depuis 1994,
j'avais dit et répété ce que je pensais de ces
messieurs.
Et le deuxième jour?
- Le 12 août restera une des journées les
plus noires de ma vie. En écartant les
rideaux d'une fenêtre avec précaution, j'ai
vu arriver à la Fondation les 4 x 4 des talibans armés de lance-roquettes. Ils ont tiré dans l’atelier de vidéo, fusillé les systèmes
de télévision, saccagé les presses et pulvérisé les antiquités du musée. Les portes de
la bibliothèque étaient fermées. Ils ont
lancé une roquette dans les serrures. Puis
je les ai vus entrer: pendant des heures,
dans un vacarme indescriptible, ils ont
massacré les livres au lance-roquettes. Le
feu a pris. Des flammes et de la fumée sortaient par les fenêtres. Mais peut-être que
ça n'allait pas assez vite pour eux: ils ont
jeté une partie des livres dans la rivière qui
bordait la bibliothèque. Le soir, tout était
fini. Brûlé, noyé. Même un Coran vieux
de 10 siècles. Je ne sais pas comment dire.
C'était une atmosphère de folie.
Tout y est passé?
- Tout. Sauf une chose qu'ils ont empor
tée. Une pierre imposante avait été exhumée à la suite de fouilles dans la zone de
Pole Khomri. Des inscriptions en grec
évoquant l'arrivée d'Alexandre le Grand
dans la région y avaient été gravées.
Voulant l'acquérir, un ancien ministre de
l'Intérieur du Pakistan avait déjà fait des
offres à Naderi, qui avait refusé en disant:
«Le patrimoine afghan n'est pas à vendre.» Cette pierre reposait dans un
superbe coffre en bois ancien. Les talibans
ont chargé le coffre et la pierre. C'était
une commande.
Le soir venu, dans quel état d'esprit
étiez-vous?
- J'étais déprimé, sonné. Pendant sept
jours, je n'ai rien pu manger. Je fumais,
buvais du thé. J'etais choqué. Le huitième
jour, avec un ami qui connaissait très bien
le pays, j'ai quitté la ville en direction des
montagnes de Takhar -territoire contrôlé
par Massoud. De là, Badakhchan, le
fleuve Amou-Daria et le Tadjikistan. Je
suis passé par Toula, Moscou et Kiev.
Enfin, je suis arrivé à Paris en octobre
1998.
Pensez-vous que les talibans avaient un
plan de destruction préméditée de la littérature en langue persane?
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Taliban vérifiant
la conformité des
livres à l'université
de Kaboul.
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- Sans aucun doute. Ce n'était pas un
banal pillage. C'était une entreprise politique, dans Une logique déjà mise en
œuvre par les Pachtounes en
1747, avec la dynastie des
Durani. D'ailleurs, un des
premiers slogans des talibans
était: «Nous, les enfants de Durani!"
C'était une opération d'anéantissement
qui visait la langue persane - le farsi dari,
parlé par la grande majorité de la population, comme le pachtoune - et la chose
écrite. Depuis l'arrivée de l'islam en terre
afghane, la culture de nos peuples s'est
cristallisée autour de la littérature. Nul ne
peut soutenir que la musique, l'architecture, la sculpture ou la peinture font partie
de nos traditions.
C'est donc le livre, par
le truchement de la poésie persane, qui a
hébergé l'histoire, la politique, la philoso-
phie, la grammaire, la logique, l'ésotérisme, les mathematiques et les arts graphiques. Notre fierté, c'est le livre. Nous
avons survécu grâce à lui. C'est la mémoire
de l'Afghanistan, Et les talibans ont bien
compris que, pour anéantir toute résistance d'une population, il fallait effacer sa
mémoire.
Les exactions ont-elles été systématiques?
- Il n'y a eu que ça! A Harat, les talibans
ont saccagé le centre culturel et la bibliothèque personnelle de l' ancien ministre
de la Culture, qui comprenait plusieurs
milliers de volumes très anciens. A
Kaboul, ils ont ravagé la bibliothèque de
l'université. Tout particulier qui avait des
livres, tout libraire étaient traqués. Et c'est
allé beaucoup plus loin. Les talibans ont
rebaptisé les rues dont le nom avait une
connotation persane. Au cimetière de
Salehin, les pierres tombales, les stèles
funéraires et les cénotaphes des grandes
figures culturelles de l'Afghanistan portaient des mentions en persan: eh bien,
les talibans ont tout cassé, tout profané!
Dans la capitale comme
ailleurs, parler le farsi dari
était un acte aussi courageux
que dangereux. Interdire la
langue, brûler les livres, éliminer les gens:
j'appelle ça un programme.
Comment restaurer un tel patrimoine?
- Certaines pertes sont irréparables. Mais
j'ai la ferme volonté de reconstruire la
bibliothèque et il faut des fonds. Je vais
voir auprès de l'Unesco, de l'Agha Khan,
du ministère de la Culture de l'Iran. J'ai
aussi besoin du soutien des intellectuels
européens. Par ailleurs, il existe encore de
vieux manuscrits dans le nord de l'Afghanistan. Je compte faire appel à toutes les
bonnes volontés de la société civile.
Toutefois, il s'est passé une autre chose
aussi grave que la destruction des livres
ces cinq dernières années en Afghanistan :
on a vu apparaître une poésie de guerre
ethnique. Des poètes ouzbeks ont commencé à insulter les Pachtounes, qui ont
écrit des poèmes méprisants sur les
Tadjiks. Ce sont des comportements
navrants, pitoyables. Les intellectuels
afghans doivent sortir la poésie de cette
guerre ethnique.
Je repense au livre qui était sur mon
bureau le jour où les talibans ont brûlé
la bibliothèque: le Chah-name, de Firdusi.
Au-delà de notre histoire, c'est cet auteur
qui a ressuscité la poésie d'expression
persane. Il incarne le modèle de la
résistance littéraire. "Prêtez l'oreille au
poète, écrivait-il. Dans ce passage en ce
monde, ne faites jamais le mal. Au lieu de
laisser de grands palais et de grandes
richesses derrière vous, laissez un souvenir
de justice, de pensée juste et de bonne
conduite, qui jamais ne tombera en poussière." (© L'Express)
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