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LA FONDATION DU CAIRE ET LA RENAISSANCE DE
LHUMANISME ARABO-ISLAMIQUE AU 4E SIÈCLE
Régis Blachère
Létablissement à al-Fustât de la dynastie des Tûlûnides dans la seconde moitié du IIIe/ IXe siècle, si grande quen ait été limportance, apparaît seulement, avec le recul du temps, comme le signe avant- coureur dun grand « devenir ». En dépit de son influence et de son faste, cette dynastie éphémère se rélève en effet être seulement une première tentative dasseoir en Égypte un état indépendant du Califat de Bagdad. Linstallation dune nouvelle puissance, sur les bord du Nil, concrétisée par la fondation dal-Qâhira à côté dal Fustât, en 358/969, constitue au contraire un tournant dans l'histoire de la Méditerranée oriental. Par là se trouve en effet comblé un vide créé dans cette région depuis léclipse de la romanité. Entre le monde iraqien miné par le séparatisme des provinces et la lointaine Espagne alors en pleine ascension, le Califat des Fâtimides va réaliser un empire sétendant sur le Maghreb oriental, lÉgypte et la Nubie, la Syrie et les lieux saints de lIslam. Une telle hégémonie ne pouvait manquer daller de pair avec la création de formes humanistiques débordant largement le cadre dune culture religieuse. Cest ce que lon voudrait tenter de rappeler ici dans une vue densemble. Grâce à son opposition aux valeurs fondamentales constituant les assises des Califats de Bagdad et de Cordoue, lÉgypte fâtimide se trouve amenée dès le dernier quart du IVe / Xe siècle à éprouver chaque jour davantage la puissance potentielle quelle trouve dans cette opposition. Préparés par lexpérience dune politique difficile dès leur intronisation en Ifrîqya, les premiers souverains fâtimides ont senti la nécessité de certaines innovations. La fondation et le développement dal-Azhar comme université sont un exemple et un symbole de hardiesse intellectuelle. Lésotérisme ismaélien et ses modes de propagation jusquen Afrique du Nord avaient enseigné aux responsables de létat fâtimide quelles ressources recèle une propagande assise sur une manière de parti et soutenue par un régime disposant à la fois dune force armée et de finances alimentées par un pays riche. Lextension rapide prise par le Caire a frappé le voyageurs orientaux comme Ibn Hawqal et al-Muqaddasî; ceux-ci ont voulu y voir le début dune expansion sans limite; ils ne se sont point trompés : « Elle est une métropole dans toute lacception du terme», écrit al-Muqaddasî. « Elle est à lintersection du Maghreb et des territoires des Arabes elle est la capitale de lÉgypte; elle a éclipsé Bagdad; elle est la gloire de lIslam et le centre commercial de lUnivers. Plus magnifique que Bagdad elle est le grenier du Maghreb et le lieux de transit de lOrient » . Sous sa forme oratoire cette déclaration laisse pressentir que dès la fin du IVe/Xe siècle des esprits clairvoyants ont posé que léquilibre méditerranéen avait trouvé dans lÉgypte fâtimide un nouveau point dappui en face du monde Abbaside à lEst, et du Maghreb-Extrême à lOuest. Il serait souhaitable que par une série détudes concertées fût mis en lumière le rôle assumé depuis cette époque par Le Caire dans la formation dun humanisme, où « larabicité » et les valeurs de la civilisation méditerranéenne se sont combinées en un ensemble dont une manifestation dernière est à chercher dans la Nahda, à lépoque contemporaine. Une des premières tentatives dans le cadre de ces recherches devrait porter sur la réactivation de lhumanisme arabo-islamique grâce à la montée du Caire fâtimide. On se limitera ici à en esquisser les grandes lignes. Sur le plan politique, linstallation des Fâtimides sur les bords du Nil est la concrétisation dun plan mûrement médité. La conjoncture est au reste propice à la réalisation de ce vaste dessein : la conquête sest opérée sans dévastations et sans efforts démesurés de la part des vainqueurs; la situation économique est relativement brillante grâce à la sage gestion des émirs ikhshidides. Sur le plan idéologique, tout donne à penser que depuis plusieurs décades lÉgypte est « travaillée » par une propagande chiite venue dOrient, menée dans la clandestinité avec beaucoup defficacité. Lorsque le Calife al-Muizz vient à son tour consacrer par sa présence son autorité sur les provinces récemment conquises, tout semble prêt pour mener à bien les dessins ambitieux quil a conçus. Ce monarque nest pas dailleurs un étranger sur cette terre; par ses ascendances syriennes il sent le pays, en connaît les possibilités, en devine les ressources, en utilise les efforts. Sous son égide et son impulsion, se crée une administration nombreuse et sans doute très compliquée, qui offre toutefois lavantage de nourrir une foule de gens à la dévotion du nouveau régime. Parallèlement, autour du Calife, se constitue une cour fortement hiérarchisée, où de hauts dignitaires se taillent la part du lion dans le pouvoir. Au sommet de cette pyramide, trône le monarque isolé dans son faste et dans sa gloire, auréolé de cette puissance spirituelle quil doit à son autorité dimam. Cet édifice nous apparaît comme une création collective et continue qui ne put prendre sa forme définitive que dans le premier quart du Ve/XIe siècle. Nous y relevons sans effort bien des souvenirs dun passé présent dans lesprit du Fâtimide et de son entourage. Le grand mouvement de culturation qui, en Iraq, sous le règne du Calife al-Mamûn avait abouti à faire de cette province le cerveau de la civilisation islamique a constitué pour les califes fâtimides et leur entourage le modèle quil convenait dimiter voire de surpasser. Il est toutefois un point à partir duquel va sinfléchir lactivité intellectuelle du Caire dans un sens très remarquable. Dans lambiance où il est appelé à se développer, lhumanisme fâtimide est « engagé »; la spéculation, la recherche scientifique même ne sont pas totalement libérées dun pragmatisme qui les soumet aux besoins dune propagande. Sans nul doute, ce dernier trait a fixé fondamentalement lesprit de lhumanisme fâtimide.Celui-ci, par ses buts et son ésotérisme, na pu être quun encyclopédisme mis au service dune certaine pensée religieuse et dun aristocratisme intellectuel professant le néo-ismailisme fâtimide. Cet humanisme puise donc sa substance là même où lencyclopédisme iraqien lavait trouvée au IIIe/IXe siècle et durant la première partie du siècle suivant. Le fait nouveau, et dailleurs essentiel, réside dans la systématisation introduite au Caire dans lenseignement et la diffusion de cet encyclopédisme. Sur ce point on ne saurait exagérer limportance des pages où al-Maqrîzî dans ses Khitat fournit de si utiles détails sur le fonds de la bibliothèque califienne du Caire et sur son organisation. La place faite à lhistoire et aux sciences « naturelles » ne le cédait en rien à celle qui est réservée aux sciences « religieuses ». Quon évoque laction dun mécénat éclairé, doté de moyens considérables et intelligemment utilisés, et on saura tout ce par quoi lhumanisme fâtimide se distingue de ce qui la précédé en Iraq. Comme on le voit, lenquête devrait aboutir, par un travail en équipe, préalablement planifié, à une remise en place de bien de valeurs. Les recherches sur lhistoire de lart et le mouvement littéraire ne manqueront point de prendre dans cette vue densemble un relief plus significatif dans un bouillonnement intellectuel où les spéculations théologiques nont pas éclipsé dautres curiosités. Université de Paris |
Symposium, Millénaire du Caire.