La Société de l'Héritage Présente... | Back to Heritage F.I.E.L.D |
L'édition du Sefer-name et sa traduction française par Charles Schefer - bien que laissant l'une et l'autre beaucoup à désirer - ont familiarisé, dès la fin du siècle dernier, même les milieux non spécialisés avec ce singulier texte de la moitié du XI siècle (V de l'hégire), présentant un tableau si vivant d'une large partie du monde musulman à cette époque. Ce qui nous intéresse ici, de la relation de voyage de Nasir-i Khusrev, c'est sa description du Caire, ou l'auteur passa un an, et sur lequel ils nous a laissé dans ses notes jetées pêle-mêle, à la langue archaïque et raboteuse et à la syntaxe assez décousue, une foule de détails piquants et pittoresques (1). Dans cette description, une des plus anciennes que nous possédions sur cette métropole musulmane, les deux villes de " Misr " (l'ancienne Fustat de 'Amr, avec ses additions 'abbasides et tulunides) et d'al-Qahira, la nouvelle résidence fatimide, sont nettement distinguées, et font l'objet de remarques tout à fait différentes. On commence par la nouvelle ville califale avec ses résidences princières, les palais du Calife s'élevant isolé et veillés par la Garde impériale, les autres bâtiments de l'aristocratie construits à distance et entourés de jardins, les quatre mosquées principales (en premier lieu al-Azhar), la foule des boutiques, propriétés du Souverain louées aux artisans. Suivent les pages bien connues sur le Khalidj, et la fête annuelle de son ouverture lors de la crue du Nil, avec la grande parade de l'armée en présence du jeune Calife al-Mustansir, la tête rasée et simplement vêtu au milieu de la pompe de son cortège. Un nouveau paragraphe est ensuite dédié à l'ancienne ville, la Misr pré-fatimide, avec ses sept mosquées du vendredi ( qui, ajoutées aux quatre d'al-Qahira, donneraient pour les deux villes prises ensemble un total de quinze, nous précise Nasir faisant quelque peu fi de l'arithmétique) : la Mosquée d'Ibn Tulun tout d'abord, entourée de ses murailles puissantes, et puis celle de 'Amr, avec son superbe revêtement de marbre et son candélabre géant en argent, aux sept cents lampes, mosquée bourdonnante de professeurs et d'étudiants, de lecteurs du Coran et de scribes qui dressent des actes et des contrats. Tout à côté de la Mosquée d'Amr, le Suq al-Qanadil regorgeant de denrées et de produits rares et précieux, que l'auteur observe et dénombre avec sa curiosité coutumière qui lui fait admirer la présence sur les marchés du Caire des herbes et des fruits les plus divers. Les hauts bâtiments de la ville à quatre ou sept et même, à l'en croire, jusqu'à quatorze étages (véritables skyscrapers du Moyen Âge) eux aussi son admiration, avec leurs ateliers achalandés, et la foule grouillante qui circule, souvent à dos d'âne, dans les rues. C'est ici le dédale des ruelles des grands conglomérats urbains, tels qu'ils subsistent encore dans les anciens centres historiques d'Orient et d'Europe - des ruelles où le jour fait tellement défaut entre les hauts bâtiments resserrés qu'on est obligé de les éclairer avec des lampes. Du vieux Caire notre description revient aux palais du Calife, que Nasir aurait visités grâce à un fonctionnaire de ses amis, et dont il célèbre les trésors (" les trésors des Fatimides "), les cuisines bien garnies, les providences à l'égard des malades et des pauvres. Car ce qui surtout semble avoir frappé notre voyageur, et fait presque office de Leit-motiv pour toute cette partie égyptienne et cairote de sa relation, c'est la justice, l'humanité, le welfare-state de ce régime, la bienveillance du souverain et les soucis qu'il se donne pour ses sujets, jusqu'à les dissuader du pèlerinage dans une année de disette au Higaz, et à refuser les "contributions" que les parents d'un riche Juif assassiné s'empressent d'offrir pour acheter leur sûreté. Ailleurs, un autre dhimmi, un Chrétien cette fois, est invité en toute courtoisie par le vizir, au nom du souverain, à venir en aide avec ses stocks de blé, par prêt ou vente, à la population affamée; et le Chrétien se déclare heureux de pouvoir mettre ses richesses à la disposition du gouvernement. C'est une véritable idylle inter-confessionnelle qui semble régner sur les bords du Nil aux jours d'al-Mustansir, à l'enseigne d'une charitas generis humani que le sage aveugle de Ma'arra, visité par Nasir au cours de ce même voyage, eût approuvé de tout son coeur. Il nous sera peut-être permis d'être moins optimistes sur ce point, en connaissant un peu mieux l'histoire de l'Égypte fatimide et aussi tout simplement l'histoire de l'humanité. Ce qui est incontestable, c'est que le Caire d'al-Mustansir donna à notre voyageur persan une impression de bien-être, d'opulence et de sûreté sociale, sur laquelle il ne cesse d'insister. Le grand problème qui s'est posé depuis que l'on connaît le reste de l'œuvre de Nasir, son rôle d'adepte et de propagandiste ismailien dans son pays, sa foi ardente et intransigeante dans la dawa fatimide, prêchée jusqu'à sa mort dans les montagnes inaccessibles du Pamir, le grand problème disait-je, est de ne pas trouver un seul mot dans ce Sefer-name, et dans ce chapitre égyptien en particulier, qui ait trait au credo des Fatimides, à leur doctrine et à leur organisation. Le Sefer-name, tel au moins que nous le possédons, est un livre imbu d'esprit sunnite, qu'aurait pu écrire un Musulman quelconque tout à fait étranger à l'hétérodoxie shiite, puisqu'il parle avec réprobation du fanatisme shiite à Tabariyya, qui empêche les voyageurs de visiter le tombeau d'Abu Huraira, et en parlant des Qarmates du Bahrain, tout en admirant leur organisation économique et sociale, il les traite en hérétiques et les place en dehors de l'Islam; cependant pour certains savants modernes comme Ivanow et Bertels, l'adhésion de Nasir à l'Ismailisme serait bien antérieure à sa venue en Égypte, où elle aurait été seulement raffermie (2); et même s'il était arrivé sur les bords du Nil en sunnite, comme on le croyait tout d'abord, et si le spectacle de l'Égypte fatimide prospère et bien ordonnée avait amené avec facilité sa conversion à l'hétérodoxie, comment se fait qu'il n'ait soufflé mot de cette metanoia dans le récit de son voyage, qu'il ait même affecté d'ignorer le caractère hétérodoxe de cet État et de ses souverains, et parlé d'al-Mustansir ( d'après lequel il devait s'appeler plus tard lui-même, dans ses vers de propagande, " al-Mustansir ") tout simplement comme du " Sultan " du pays, au même titre que tout autre souverain du monde musulman? On sait que ce problème a poussé quelqu'un à nier l'identité de l'auteur du Sefer-name et du propagandiste ismailite, en dédoublant la personne de Nasir-i Khusrev comme il semble en effet s'être dédoublé dans ses écrits. Dans un article de jeunesse(3), j'ai essayé d'expliquer l'absence dans le Sefer-name de toute confession et de toute allusion doctrinale, par le genre même de la rihla où en effet ne trouvent pas place, en général, les discussions religieuses, et où l'auteur se borne à relater, d'une façon assez objective, les " choses vues " dans son voyage. En revenant après plus de trente ans sur le même sujet, je n'ignore pas qu'on incline à présent à voir dans le Sefer-name dont nous disposons une rédaction abrégée et expurgée de l'ouvrage original, par les soins de quelque Sunnite(4). C'est une hypothèse que j'avais cherché à réfuter comme non nécessaire dans mon ancien article, mais qui doit être reconsidérée d'après les traces très probables d'une autre rédaction non expurgée du Sefer-name qui nous ont été transmises dans un ouvrage persan moderne, avec d'importants détails sur le séjour de Nasir en Égypte (entre autre, ses rencontres avec al-Mustansir), et dont il est assez difficile de penser qu'elles soient des forgeries modernes (5). La possibilité que tout l'ouvrage, et surtout le chapitre sur l'Égypte, ait été abrégé et expurgé de détails choquants pour l'orthodoxie (et qu'une rédaction plus complète puisse se retrouver quelque jour en Orient) n'est donc plus à écarter. Et cependant quelque doute subsiste encore, et flotte sur cet ouvrage étrange, destiné à aiguillonner notre curiosité insatisfaite. Comment à une révision sunnite serait-il échappé le titre d'Amir al-Mu'minin donné par Nasir non seulement à Husain ibn 'Ali, l'ancêtre des Fatimides, mais deux fois au Calife même du Caire, partout ailleurs nommé al-Sultan(6)? Et d'autre part: si quelques paragraphes sur les rapports entre Nasir et ce Calife ont bien pu être retranchés, ceci n'arrive pas à expliquer tout à fait ce ton détaché, objectif, qui règne dans tout le livre pour ce qui a trait aux questions dogmatiques et en général religieuses, et qui expliquerait toujours mieux, à mon avis, par une combinaison de taqiyya et de convention littéraire, se refusant à développer dans une relation de voyage d'intimes expériences d'initié. Quoiqu'il en soit, ce n'est pas ce problème qui peut nous retenir ici, touchant de près ce mystérieux personnage qui fut l'auteur lui-même, et la cohérence de son développement intérieur, si difficile à reconstruire. Ce qui nous importe ici, ce n'est pas ce qui a disparu ou n'a jamais été dans son livre, mais plutôt ce qui en est arrivé jusqu'à nous: sa rencontre avec cette capitale du Nil, fleur de la civilisation musulmane en Egypte alors en pleine éclosion. Nasir-i Khusrev a vu et nous a fait voir cette ville, ou plutôt ces deux villes qui allaient bientôt en former une seule, dans tout l'éclat d'une métropole du Moyen Age, surpeuplée, bruyante de commerces et d'activités artisanales, mais parée aussi de palais et de jardins superbes, où se déroulaient les cérémonies solennelles de la cour fatimide, dont d'autres sources anciennes nous ont gardé le souvenir(7). Il ne semble pas avoir eu d'yeux, il est vrai, pour la vie intellectuelle de la capitale, qui battait son plein à cette époque fatimide, et dont il est possible qu'il ait traité dans les parties supprimées de son ouvrage, si jamais elles ont réellement existé. Mais ce dont il a bien gardé le souvenir, et qui est à tout l'honneur de la dynastie Obaidite, sans qu'aucun odium theologicum n'ait réussi à l'effacer, c'est le souci de sécurité et de justice qu'elle rayonnait autour d'elle à son apogée, même avec les réserves que nous avons avancées, en nous plaçant en deçà ou au delà de toute apologie. Sécurité et Justice sociales sont un ancien rêve des hommes, d'autant plus désirées là où plus elles ont fait défaut, si bien qu'on les a projetées, en terre d'Islam, dans un avenir bienheureux, comme la tâche d'un Élu, d'un Mahdi envoyé du ciel. Et voilà qu'elles sont apparues, dans la réalité historique et peut-être un peu aussi dans l'attente messianique de ce pèlerin d'Orient, sur ces bords du Nil, sous la dynastie qui tirait justement ses origines d'un Mahdi, se présentant tel qu'on l'attendait "pour remplir la terre de justice comme elle l'était d'injustice ". Serait-ce trop hasardé d'affirmer que cette concordance entre la mission eschatologique d'un Mahdi et la réalité sociale dans la métropole où régnaient les descendants du Mahdi fatimide, est le meilleur hommage que Nasir-i Khusrev ait rendu, dans son livre de voyage autrement si sobre, à ces califes hétérodoxes d'Egypte dont il allait devenir la Hudjdjat, le missionaire infatigable dans sa propre patrie? Notes
(1) Edition Schefer (Paris 1881), pp.47-57 texte, et 124-163 traduction. Ed. Kaviani, Berlin 1341/1922, pp. 59-82.
SYMPOSIUM, MILLENAIRE DU CAIRE |