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Libération
mercredi 02 mars 2005
(Liberation - 06:00)

Chantilly Aga Khan, la cerise sur le château

Le prince ismaélien a pris la tête d'une fondation pour sauver ce trésor du patrimoine français et va verser 40 millions d'euros. Cet été devraient démarrer les travaux de rénovation du domaine de Chantilly, 7 800 hectares.

Par Edouard LAUNET
Chantilly envoyé spécial

Il était une fois une petite principauté, méconnue bien que proche de Paris, qui n'avait plus de prince depuis un bon siècle. Le château menaçait ruine, le parc et ses canaux allaient à vau-l'eau, le domaine de 7 800 hectares faisait naufrage. Les habitants étaient fort tristes. Mais un beau jour ­ c'était le 30 juin 2004 ­, un prince d'Orient s'engagea à sauver le domaine : il y consacrerait une partie de sa fortune, puis, le domaine remis sur pied, s'en irait comme il était venu.

Il ne manque aujourd'hui qu'un feu vert du Conseil d'Etat (un décret d'utilité publique) pour que la fable devienne réalité. Et la réalité promet d'être aussi abracadabrante que la fable : l'Aga Khan IV, chef spirituel des musulmans ismaéliens et citoyen britannique, va prendre la tête d'une fondation pour la sauvegarde du domaine de Chantilly, qui aura pendant vingt ans la charge de ce joyau du patrimoine français. L'Aga Khan y injectera 40 millions d'euros de ses fonds personnels. Comme ça, pour rien. Parce qu'il aime cet endroit et que l'urgence est réelle. Parce qu'on a beaucoup tiré sa sonnette, aussi.

Dans cette histoire, tout est singulier. Chantilly d'abord : c'est le plus grand domaine privé de France, avec trois châteaux dont un Renaissance, des grandes écuries plus belles que les châteaux, un parc dessiné par Le Nôtre et la collection de peintures classiques (Raphaël, Poussin, Ingres...) la plus riche après celle du Louvre. Et puis des villas, une forêt, un hippodrome. Et tout cela à 40 km au nord de Paris. Hélas, ce royaume dort d'un sommeil profond, quasi comateux, depuis la mort en 1897 de son ultime propriétaire, le prince Henri d'Orléans, dernier fils du dernier roi de France, Louis-Philippe.

Aucun aménagement depuis des lustres

Le prince, plus connu sous son titre de duc d'Aumale, a légué le domaine à l'Institut de France, maison mère des Académies et structure privée «protégée des secousses trop brusques du temps». Cependant les dispositions testamentaires sont si draconiennes ­ on ne vend rien, on ne prête rien, on ne déplace même pas un tableau de 10 centimètres, a exigé le duc ­ que la gestion du domaine s'est révélée épineuse. En sus, l'Institut ne s'est pas montré d'un formidable dynamisme. Résultat : Chantilly n'attire que 250 000 visiteurs par an, et l'exploitation est déficitaire de 0,5 à 1,5 million d'euros, selon les exercices. Mais il y a plus grave : les grands travaux d'entretien n'ont pas été réalisés depuis des lustres, l'Etat n'aidant qu'au compte-gouttes ce domaine privé. La belle endormie en était donc réduite à attendre la décrépitude, ou bien la venue d'un improbable prince charmant. Justement, il y en avait un pas loin.

A quelques kilomètres de Chantilly se trouve Aiglemont, fief du prince Karim Aga Khan, 68 ans. Un personnage singulier : richissime et discret, si l'on met de côté ses mariages et divorces qui défraient la chronique «people». Homme d'affaires et philanthrope, toujours propulsé aux quatre coins du monde par ses trois jets privés. Imam de la communauté ismaélienne (1), forte d'une quinzaine de millions de membres dispersés dans vingt-cinq pays différents, et grand amateur de chevaux de course. C'est d'ailleurs le cheval qui a fixé la famille Khan à Chantilly, capitale mondiale du galop. Ainsi le domaine d'Aiglemont, où travaillent 250 personnes, abrite à la fois des écuries de courses, le secrétariat de l'imamat et la demeure du prince, quarante-neuvième descendant du Prophète.

C'est la menace d'une fermeture de l'hippodrome de Chantilly (trop vieux, pas assez fréquenté), en 1994, qui fait sortir l'Aga Khan de sa réserve et d'Aiglemont. Sans hippodrome, plus d'écurie, et sans écurie, plus aucune raison de rester. «Nous avons alors découvert un homme déterminé, qui ne s'engage jamais sans aller jusqu'au fond des choses», se souvient Eric Woerth, ancien maire (UMP) de Chantilly et actuel secrétaire d'Etat à la Réforme de l'Etat. Le «fond des choses» consistant pour le prince Karim à faire venir deux cabinets d'études anglo-saxons, l'un de Boston, l'autre de Londres, pour faire un état des lieux. Verdict : il faut appréhender le problème globalement, ne pas restreindre la réflexion à l'hippodrome (exploité par l'association France-Galop sur des terres de l'Institut de France) mais repenser tout le domaine. Une propriété dont la surface est huit fois supérieure à celle de la commune ! Le prince éclairé se met donc à plaider pour une véritable politique d'aménagement du territoire, en lieu et place des pouvoirs publics. Comme le duc d'Aumale avant lui. Comme les princes de Condé, leurs prédécesseurs.

L'Institut aux abois

L'Aga Khan, souverain sans Etat, a un peu d'expérience en la matière. Depuis près de cinquante ans, du Pakistan au Kenya et de l'Inde à Madagascar, il supervise de multiples fondations pour le développement économique et culturel de sa communauté : des écoles et des hôpitaux par-ci, des projets architecturaux par-là, des hôtels ailleurs. Avec des flops parfois, mais que la richesse du prince permet d'amortir. A Chantilly toutefois, le chantier n'a plus rien à voir avec les Ismaéliens. Il est en outre redoutablement complexe d'un point de vue administratif : comment réunir autour d'une même table l'Etat, les collectivités locales et des entités aussi biscornues que l'Institut et France-Galop ? Quel genre de structure monter ? Trois événements vont débloquer le dossier. D'abord, le prince se lie avec Hubert Monzat, sous-préfet de Senlis dont il a apprécié «la diplomatie et la compétence» sur le dossier du sauvetage de l'hippodrome, selon un proche. Monzat est aussi cavalier, ce qui ne gâche rien ici. Tant et si bien qu'en 2002, le sous-préfet se retrouve débauché par l'Aga Khan pour gérer la renaissance de Chantilly.

Ensuite, Jean-Jacques Aillagon, alors ministre de la Culture, se met la même année à réformer le mécénat, permettant en particulier la création de fondations à durée de vie limitée. Les avocats du prince Karim, tient-on de bonne source, lui avaient déconseillé de mettre le petit doigt dans un engrenage qui aurait engagé ses héritiers. Enfin, le maire de Chantilly, Eric Woerth, proche d'Alain Juppé, se retrouve propulsé au gouvernement, où il peut à loisir casser les pieds de son collègue à la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, pour faire avancer le dossier prioritaire de sa ville.

Hélas, l'Institut est aux abois. Le budget 2003 du domaine est impossible à boucler. Alain Decaux, président du «collège des conservateurs» de Chantilly ­ une structure réunissant trois académiciens, imaginée par le duc d'Aumale ­ et pas du genre à plaisanter avec les héritages historiques, se résout la mort dans l'âme à ce qu'un opérateur privé (Culture Espaces, filiale de Suez) vienne gérer le domaine. Le groupe Disney, qui cherchait alors à se diversifier dans la gestion de monuments historiques, s'intéresse lui aussi à l'affaire. In extremis, l'Aga Khan fait parvenir un chèque d'un million d'euros pour combler le déficit, afin de gagner du temps. A l'Institut, Gabriel de Broglie, autre prince, académicien et conseiller d'Etat honoraire, débrouille le volet juridique.

150 millions d'euros nécessaires aux travaux

Au printemps 2004, le dossier est mûr : une fondation d'une durée de vingt ans disposant de 70 millions d'euros, dont 40 millions fournis par le prince Karim, le reste étant apporté par l'Etat, l'Institut et les collectivités locales, aura pour mission de sauver le domaine. Reste pour sceller l'affaire à provoquer une rencontre entre l'Aga Khan et Pierre Messmer, chancelier de l'Institut. Elle a lieu le 30 juin 2004 lors d'un «dîner privé» auquel assistent également Eric Woerth, Alain Decaux, Gabriel de Broglie et Hubert Monzat. Un témoin raconte : «Ce fut un moment solennel, le prince et le chancelier s'engageaient tous deux au-delà de leur vie.» Le prince Karim fêtera en 2007 son jubilé des 50 ans (il est devenu Aga Khan à 20 ans, en 1957). On lui prête l'envie de laisser des traces de son passage, quand Eric Woerth voit dans cet investissement «une manière de rendre hommage à la France qui l'a accueilli». Quant à Pierre Messmer, 89 ans, il avait au moins deux bonnes raisons de voir dans ce dîner un moment d'Histoire. D'une part, c'est sur ses épaules de chancelier que pesait in fine la responsabilité du testament du duc d'Aumale, pas loin d'être trahi vu la dégradation du domaine. D'autre part, l'ancien Premier ministre a été élu à l'Académie française au fauteuil n° 13 de Maurice Schumann, lequel fut un des grands protecteurs de Chantilly en tant que président du collège des conservateurs, avant Alain Decaux. «Les règles posées par le duc d'Aumale seront scrupuleusement respectées par la fondation créée par l'Aga Khan», assure Pierre Messmer.

Lorsque le Conseil d'Etat se sera prononcé, sans doute avant l'été, le chantier pourra commencer. Hubert Monzat est déjà à pied d'oeuvre, inspectant le domaine dans ses moindres recoins. En 2000, un architecte en chef des monuments historiques a estimé à 150 millions d'euros le montant des travaux nécessaires pour rendre au lieu son lustre d'antan. On reste loin du compte au niveau des financements, mais l'objectif immédiat est de faire de Chantilly «un symbole de l'art de vivre à la française» et «un lieu à la mode» en renforçant animation et structures d'accueil. Alors d'autres mécènes viendront, espère-t-on. Car l'Aga Khan n'entend pas rester seul, tout comme il n'a pas voulu se lancer dans cette entreprise sans le concours de l'Etat, souligne Pierre Messmer qui précise : «il ne voulait pas que l'on puisse dire : "L'Aga Khan achète Chantilly."» .

L'Aga Khan souhaite en tout cas, ainsi qu'il nous l'a fait savoir, que son geste «soit ressenti comme une attention particulière à l'égard de la population au milieu de laquelle je vis depuis de nombreuses années». Assurément, Chantilly vient de trouver un nouveau prince.

(1) L'ismaélisme est une lointaine ramification de l'islam chiite, à l'écart des courants intégristes actuels.