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Les Fatimides

Ils ont crée Le Caire.

Par Irène Frain - Photo Jean Claude Amiele

(les images sont cliquables)

Au moment où l'on célèbre partout la splendeur de l'Égypte, l'institut du monde Arabe nous fait découvrir, par une exposition exceptionnelle, la dynastie oubliée par laquelle, a l'aube du premier millénaire, tout a commencé...

Souvenez-vous des nuits de Schéhérazade, quand la belle envoûteuse tendait à la bouche du calife desséché d'impatience des aiguières de cristal, des hanaps ciselés. Quand, à l'aube d'une nuit étoilée, on la voyait surgir d'une tenture de soie rebrodée d'or, la tête déjà pleine de ses récits enivrants; et l'instant où, de sa main légère, elle écartait doucement une moustiquaire pour chasser l'insecte dont le grésillement ou la piqûre s'apprêtait à rompre le charme infini de son verbe...

Souvenez-vous aussi des céramiques, des coffrets d'ivoire, des fontaines, des marbres amis de la fraîcheur qui entouraient les appartements où la belle tenait le sultan captif; rappelez-vous les miroirs, les vitraux qui multipliaient à l'infini autour d'eux les reflets des candélabres d'or; et les coussins de soie comme en attente des corps vaincus par l'alchimie des contes.

Vous avez cru, bien sûr, lisant les Mille et Une Nuits, que tout cela n'était qu'un long collier d'inventions. Pourtant, ce décor a bel et bien existé ; et il fut érigé au Caire, à l'aube du premier millénaire, merveille de ville et de palais conçue par l'une des civilisations les plus originales et les plus raffinées de toute l'histoire humaine : Les Fatimides, auxquels l'Institut du monde Arabe consacre actuellement une magnifique exposition.

Elle comble une lacune essentielle et éclaire certains aspects déroutants de l'Occident médiéval, si longuement et violemment fasciné par la débauche d'imagination artistique qui provenait de cet Orient-là. Du reste, dès le XI siècle, lors du sac des palais du Caire, ou plus tard, lors des croisades, nombre d'objets fatimides furent acquis ou raflés par des esthètes occidentaux bouleversés par leur beauté. On les conserva dans nos vieilles églises ou abbayes, sous forme de reliques qu'on attribua à de saintes figures des Évangiles. Ainsi, après que nos orfèvres les eurent montées sur des montures d'argent bien de chez nous, ces aiguières de cristal fatimides abritèrent les restes des plus grands saints de la foi catholique et romaine... A la cathédrale d'Apt, par exemple, où l'on croit admirer le voile de saint-Anne, on s'extasie en fait devant la plus belle pièce de l'industrie textile jamais produite par les artisans cairotes, un manteau exactement semblable à ceux que portent actuellement les Saoudiens, exécuté de soie filée d'or, et rebrodé de motifs d'oiseaux. Et le phénomène déborde très largement la France : la célèbre aiguière en cristal de roche, conservée au trésor de Saint-Marc à Venise, est gravée au nom du calife Al-Azîz ; et ses somptueuses jumelles du palais Pitti à Florence proviennent du même endroit. De la Sicille à l'Allemagne, l'engouement fut identique : nombre de cryptes d'églises européennes recèlent ainsi des jeux d'échecs, des olifants des armées musulmanes, des émaux comme on n'en trouve qu'en terre d'Islam, des bijoux de harem, sertis de magnifiques pierres précieuses, des flacons à parfum typiquement orientaux tous arrivés du palais du Caire où, des années durant, la prestigieuse dynastie avait protégé les artistes. Mais le plus surprenant de l'épopée des Fatimides tient à leur origine : en ces commencements, ce ne fut rien qu'une horde d'hérétiques exaltés et condamnés à l'errance. D'après la légende qu'ils entretinrent tout le long de leur épopée, ils descendaient de Fatima, la fille de Mahomet, et d'Ali, cousin lui-même du prophète. La vérité historique est plus prosaïque : le véritable fondateur de la dynastie est un certain Abdallah. Vers le IXe siècle, il fonda une secte sur les rives du golfe Persique, qu'il nomma les Ismaéliens. Convaincu que les Califes de Bagdad n'étaient que de vils usurpateurs, ils s'étaient persuadés de l'imminence de l'arrivée d'un sauveur qui restituerait l'Islam dans sa vérité. Abdallah envoya des missionnaires dans tout le golfe Persique pour prêcher cette sainte parole, en même temps que la rébellion contre le pouvoir de Bagdad.

L'affaire n'était ni plus ni moins qu'un schisme et provoqua, comme on l'imagine, l'ire des Califes. Aussi les Fatimides durent-ils entrer en clandestinité ; et les débuts de cette civilisation se firent dans la difficulté et une extrême austérité. Car les premiers Ismaéliens étaient d'abord de grands mystiques ; ils étaient convaincus que les mots du Coran contenaient un sens caché, seul connu des Imams, et confié uniquement à des initiés. Le dogme secret était donc propagé dans l'Islam par des adeptes qui dissimulaient leurs activités sous l'exercice de métiers modestes et passaient leur temps libre à conspirer contre le pouvoir en place, notamment le jeudi, dans des cérémonies qui se déroulaient à huis clos, et se nommaient fort sobrement "Séances de Sagesse".

Les puissants califes de Bagdad finirent par s'en émouvoir et sous leurs menaces, les Ismaéliens furent contraints d'émigrer. D'abord en Syrie. Puis la secte s'établit, aux environs de l'an 1000, dans la ville d'Al Mansouria, au sud de Kairouan. C'est là qu''elle commença à élaborer les premiers raffinements de ce qui allait devenir la plus prodigieuse civilisation de l'Orient. De nos jours, rien ne demeure d'Al Mansûriyya, sinon, au sud de Kairouan, un cercle immense et vide.

Mais ses décombres laissent entrevoir que les subtilités architecturales qui devaient faire du Caire l'une des plus belles villes de l'Islam étaient déjà en germe dans la cité tunisienne.

Pour autant, au coeur de ce décor de rêve, les farouches Fatimides n'avaient pas perdu de vue leur grand projet: renverser le califat de Bagdad, leur ennemi juré. Leur objectif était de parvenir à occuper l'Égypte, joyau de l'Empire des califes : grâce à la crue fertilisante du Nil, elle était restée, depuis l'Antiquité, d'une richesse aussi constamment exceptionnelle. Sa phénoménale production textile - laine, lin, brocarts - rapportait de gigantesques bénéfices ; et ils étaient d'autant plus juteux que s'y ajoutaient les revenus d'un astucieux système douanier, qui consistait, pour l'essentiel, à percevoir des taxes sur les épices venues de l'Inde et qui transitaient obligatoirement par le port d'Alexandrie.

L'Égypte était donc essentielle au califat de Bagdad ; et ce, d'autant que les immenses réserves de blé égyptien alimentaient les lieux saints de La Mecque et Médine, où se pressaient constamment des foules de pélerins - comme du temps de Pompée, César et Antoine, dont les légions ne pouvaient être ravitaillées sans les céréales égyptiennes. A un millénaire de distance, l'Égypte était donc restée ce qu'elle avait toujours été: la pièce sans laquelle aucun prétendant à la suprématie de l'Orient ne pouvait satisfaire ses ambitions.

Deux premières tentatives des Fatimides pour l'arracher aux califes de Bagdad échouèrent assez piteusement. La troisième fut la bonne, car la nature se mit de la partie : le Nil, à plusieurs reprises, eut de très mauvaises crues. La famine s'installa dans le pays ; elle fut inévitablement suivie d'une vague d'épidémies ; et comme aux temps pharaoniques, les bandits en profitèrent pour mettre en coupe réglée le delta et la vallée du Nil. Les notables de la vieille capitale égyptienne, Fostat, (actuellement connue sous le nom du Vieux Caire) durent affronter une crise sans précédent, sans recevoir le moindre appui du pouvoir central qui, depuis les délices de Bagdad, les considérait comme de vils vassaux dont la tâche unique était de leur rapporter à intervalles réguliers la manne extirpée par les masses de fellahs courbés éternellement sur le limon du Nil.

Les maîtres du Caire comprirent alors que la situation devenait intenable et qu'ils risquaient d'être passés au fil de l'épée. Ils choisirent alors sagement la voie de la négociation avec l'ennemi, entreprirent de prendre langue avec lui et entamèrent avec eux de longs pourparlers secrets. L'Orient aime la lenteur ; le marché fut très long. Mais fructueux : en 969, l'affaire était dans le sac et les Fatimides s'emparèrent du Caire sans rencontrer de résistance. Dès lors, il s'agit pour eux de bâtir une ville qui leur rappelât la mythique et merveilleuse Al-Mansûriyya et d'en faire la capitale de l'Égypte.

Commence alors, depuis Kairouan jusqu'aux rives du Nil, une fabuleuse épopée; dès l'annonce de la victoire, la tribu Fatimide, depuis le palais d'Al-Mansûriyya, entame à travers le désert une longue migration vers l'Égypte. Elle emporte les réserves d'or qu'elle a accumulées durant son séjour en Afrique du Nord, et jusqu' aux cercueils de ses morts, soigneusement enveloppés, au fond de leurs sarcophages, dans deux ou trois voiles tissés de fils d'or ou d'argent, rebrodés de versets du Coran. Quand la tribu arrive au Caire, son premier soin est de leur bâtir des mausolées.

Puis les Fatimides, qui craignent bien entendu une répression venue de Bagdad, décident d'établir une ville fortifiée. Leur foi inébranlable, l'énergie de la victoire les transportent : ils veulent qu'elle soit la plus impressionnante, la plus prestigieuse citadelle de tout l'Orient. Pour la protéger, plus de remparts de terre crue, comme à AI-Mansûriyya, mais des remparts de blocs en pierre de taille, des chemins de ronde couverts de bout en bout, des arcs de plein cintre, des portes aux larges arcatures aveugles. Les Fatimides ne lésinent sur rien; et ils ne craignent pas non plus, à l'intérieur de la forteresse, d'opposer à son style austère l'architecture minutieusement ouvragée de grandes mosquées, dont la légendaire al-Azhar ("La Brillante"). Ils y multiplient les effets de dentelles et de stalactites de pierre, les premiers minarets apparaissent. Puis, partout dans la ville, la créativité la plus raffinée se met à croître et multiplier.

On la retrouve, au premier chef, dans le décor des palais. Mais les plus infimes détails de la vie quotidienne sont à l'image de cette subtilité imaginative : d'un bout à l'autre de l'an, dignitaires et princesses se drapent d'étoffes de soie, de lin ou de coton rebrodé ; dans leurs appartements, les coffres, les portes sont de bois sculpté dans les essences les plus rares : cyprès, ébène, teck. On retrouve ces matériaux précieux jusqu'aux plafonds, qu'on rehausse souvent, comme si tout cela ne suffisait pas encore, de stuc, de peintures et de verres colorés...

Alors que dire des festins qui se déroulaient dans les palais, sinon qu'ils auraient été le parfait décor des nuits de Schéhérazade... Car c'est cela, d'abord, les Fatimides : l'art de donner chair et matière au rêve. On a peine à le croire ; et pourtant les objets sont là, qui ont traversé les siècles pour en témoigner, avec leur splendeur qui laisse pantois, en nos temps qui ont si souvent oublié que le raffinement n'est pas une question de luxe, mais d'art de vivre. Dans les palais Fatimides, chaque jour qu'Allah fait, on prend ses repas dans des céramiques peintes de scènes florales ou animalières les plus exquises, dans des assiettes translucides qui ressemblent à de la porcelaine, des poteries aux reflets qui rappellent la moire. On boit dans des verres gravés et des coupes ornées d'animaux réels ou fabuleux où se laisse déjà pressentir l'influence de la Chine et des routes de la soie. Et les jours de fête, on sort les légendaires hanaps de cristal de roche qui fascinent tellement les hommes de l'Ouest... Les perles, les pierres précieuses, les émaux niellés sont partout, sur les corps, sur les tables. Et l'or, bien sûr, que les guerriers Fatimides vont chercher jusque dans les mines de Nubie, quand ils ne les marchandent pas, de façon plus terre à terre, avec les éternels pilleurs des tombes pharaoniques, avant de les fondre en assiettes et bijoux de leur cru...

Et c'est sans compter, sur les effets de lumière, dans lesquels les Fatimides sont également passés maîtres : le jour, des vitraux colorés filtrent l'éclat trop dur des canicules ; et le soir, quand vient l'heure des divertissements, quand les jeunes danseuses, les chanteuses, échansons dévoués, entourent courtisans et princes, la douceur des bougies vient rendre encore plus belles les plus belles des femmes...

Au fil des ans et des plaisirs, trois villes royales sortent ainsi de terre, avec palais, maisons, casernes, écuries, sanctuaires, jardins, pavillons, mausolées. S'y pressent des foules de dignitaires, de palefreniers, de porteurs d'étendards, d'intendants, de veilleurs de nuit, de médecins (souvent juifs) et d'ambassadeurs étrangers. Pour les épater, les Fatimides y multiplient les constructions les plus délicates, qui se succèdent selon le principe de la surprise, aux fins de décupler chez le visiteur la sensation de la beauté. Ainsi, à des salles à coupoles succèdent des petits kiosques, puis viennent d'obscurs couloirs, qui débouchent sur des cours ombragées, dallées, traversées de canaux de marbre où court doucement l'eau, jusqu'à de tranquilles et murmurantes fontaines, puis viennent des terrasses plantées d'arbres. L'eau qui parcourt cet ensemble de constructions y est acheminée jusqu'aux endroits les plus élevés par un ingénieux système de roues hydrauliques. Et l'étendue de ces somptueux palais est telle que le sultan, pour se rendre de l'un à l'autre, est contraint de le faire à cheval...

Le plan de ce merveilleux ensemble s'est perdu. Seuls les témoignages littéraires du temps nous en restituent le charme et les objets miraculeusement conservés confirment et expliquent l'émerveillement des visiteurs : coffrets décorés d'écritures coufiques reprenant des poèmes d'amour recopiés des Mille et Une Nuits, olifants d'ivoire peint, où les sultans aimaient à boire durant leurs festins, bibliothèque de manuscrits somptueux et innombrables - un million et demi de volumes ! - , regroupés dans un fabuleux pavillon poétiquement nommé la "Maison du Savoir". Et c'est encore sans compter les débauches de textiles précieux, invariablement tissés de fils d'or et de soie, les fameux tiraz sans lesquels les Fatimides ne pouvaient concevoir la beauté de l'existence. Du reste, les avantages exceptionnels qu'ils consentaient à leur "maître des tissus" racontent assez le prix qu'ils accordaient à leurs costumes et à ceux de leurs femmes : ledit "maître des tissus" disposait d'une grande barque pour ses voyages sur le Nil ; quand il venait livrer ses commandes, le calife mettait une de ses montures personnelles à sa disposition et le logeait dans le même somptueux belvédère que les hôtes de marque et les ambassadeurs étrangers.

A intervalles réguliers, des fêtes somptueuses, où tout le peuple était convié venaient marquer cet art de vivre au quotidien. Tolérants, les Fatimides célébraient les fêtes chrétiennes : lors de l'Épiphanie, par exemple, les Coptes portaient en procession vers le Nil, s'y baignaient puis se livraient à la liesse, dans la compagnie harmonieuse des musulmans.

On comprend, à ces simples évocations, que Le Caire ait pu devenir l'une des grandes métropoles économiques et intellectuelles du temps : alors que Venise comptait moins de 100 000 habitants et Cordoue 90 000, 120 000 hommes se pressaient à l'intérieur de ses remparts...

Le souffle bâtisseur des Fatimides semblait alors ne jamais devoir s'éteindre. Il ne sera ébranlé qu'à l'aube du Xle siècle, quand des troubles très graves recommencèrent à secouer l'Égypte et que la dynastie s'occupera désormais à tâcher de survivre plutôt qu'à manifester sa puissance : loi éternelle des plus brillants empires... Le trésor des califes fut pillé en 1068 : les ministres n'avaient pas été payés, la soldatesque non plus. Ils y puisèrent allégrement, tous les trésors furent dispersés et vendus à vil prix dans les souks du Caire, où ils furent souvent acquis par des marchands qui commerçaient avec l'Occident.

Il y eut pourtant un sursaut :un officier d'origine arménienne ramena l'ordre dans la ville, tenta de reconstituer le trésor, mais le mal était fait et la décadence, tel un mal insidieux, fit peu à peu son oeuvre. Après une période où la civilisation fatimide réussit encore à faire illusion, les sournoises intrigues des courtisans avec des puissances étrangères eurent raison des derniers représentants de la dynastie. Les Croisés firent leur entrée en Égypte dès le Xlle siècle ; puis en 1171, le califat de Bagdad parvint à reconquérir son royaume dissident. Percécutés, exterminés, les Ismaéliens reprirent le chemin de l'errance. Mais comme tous ceux qui ont voulu rêver plus loin et plus fort que les autres, ils laissèrent derrière eux une trace impérissable, tous ces fabuleux objets qui prouvent que la vie peut, par la seule force de l'esprit, et comme l'affirmait la belle Schéhérazade, être aussi puissante et merveilleuse qu'un merveilleux conte égrené dans la nuit.

IRÈNE FRAIN

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Fragment d'ivoire orné d'une
harpie


La facade de la mosquée
al-Hakim


La facade de la mosquée
al-Hakim


Le dome de la mosquée
al-Hakim


La cour de la mosquée
al-Hakim


Intérieur de la mosqué
al Azar


L'enceinte fortifiée du Caire
et Bâb al-Nasr


Des poids monétaires en
verre


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Dessin aux deux guerriers.


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Aiguière en verre.


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Salle de prière de la mosquée
d'al-Azhar


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Plat en céramique du Fayoum.


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Échantillon d'écritures au dos
d'un dessin
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Monnaies en or


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Une bande de tapisserie
en lin et en soie


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Fragment de céramique dite
"au pretre copte"


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Stèle funéraire portant des
inscriptions à caractères coufiques


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Mihrab en bois
de la mosquée
de Sayyida Nafisa


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