Réflexion Sur L'Imâmat De
Melchisédech Et Tèrah



Le but de cette étude est de montrer et d'essayer de résoudre certaines contradictions apparentes qui paraissent lors de l'analyse de la lignée de l'Imâmat.

Le premier problème que nous essaierons de résoudre est celui de savoir exactement sous quel nom était connu l'Imam à la période précédant celle de Hazrat Ismaël, le fils du prophète Abraham. Était-ce Tèrah ou Melchisédech? Telle est la question cruciale sur laquelle nous essaierons de faire un peu de lumière en faisant appel à la figure mystique de Melchisédech, divinisée dans la chrétienté tout comme dans l'Ismaélisme.

Commençons par un rappel qui nous aidera à comprendre la suite: dans l'Ismaélisme, la manifestation de la Lumière divine ne peut jamais être absente du monde. L'Imam est défini, pour autant qu'il soit possible de le définir, comme étant le "Mazhâr" d'Allâh.

Entre la période débutant avec Adam et celle se terminant par le dernier prophète d'Allâh, Muhammad, - plusieurs Imams sont connus. Citons les noms d'Imams qui reviennent le plus couramment: l'Imam Seth, fils d'Adam; l'Imam Shem, fils de Noé; l'Imam Ismaël, fils d'Abraham; l'Imam Aaron, frère de Moïse; l'Imam Shamun al-Safa (Simon Ber Kepha/Simon-Pierre) à l'époque de Jésus, et enfin Hazrat Ali à l'époque de prophète Muhammad.

Récapitulons en un tableau:

PROPHÈTE
IMAM
Adam Seth
Noé Shem
Abraham Ismaël
Jésus Shamun al-Safa/Simon-Pierre
Muhammad Ali

1. L'Imâmat de Hazrat Ismaël

Qui était Ismaël? D'après le Coran et la Bible, il ne fait aucun doute qu'il était le fils aîné d'Abraham, né lorsque ce dernier avait 86 ans (Bible, Gen. 16:15-16). Il fut circoncis à l'âge de 13 ans en même temps que son père qui avait à ce moment 99 ans. A propos du sacrifice, la Bible est en contradiction évidente sur laquelle nous ne nous étendrons pas. Mentionnons simplement un fait qui aura une importance certaine par la suite: Isaac, le demi-frère d'Ismaël, fut circoncis à l'âge de 8 jours, lorsque Abraham avait déjà 100 ans (Ismaël devait en avoir 14). D'un autre côté, Dieu a dit: "Parce que tu as fait cela et que tu n'as pas refusé ton fils, ton unique, Je bénirai et Je multiplierai ta postérité" (Gen. 22:17). Cela se passait donc avant la naissance d'Isaac puisque à cette époque il n'y avait qu'un enfant.

Cela étant clarifié, essayons de voir cette relation Prophète/Imam qui a dû exister entre ces deux personnages historiques, et le rôle de Melchisédech.

Comme nous le confirment plusieurs textes ismaéliens, Ismaël était l'Imam du temps où Abraham était prophète. La première question s'énonce ainsi: L'Imâmat ne descendant que d'une seule et même lignée, d'où vient celle d'Ismaël?

Une hypothèse facile serait, en se référant au Coran, d'interpréter le verset concernant Abraham, "Nous l'avons fait l'Imam des peuples", comme signifiant une passation de l'Imâmat. Cela résoudrait sans nul doute le problème de succession. Abraham étant prophète, et Dieu étant satisfait de sa mission, l'a fait Imam. Ce raisonnement se heurte à deux objections: la première est que Ismaël était déjà Imam alors que son père était encore prophète; or l'institution de l'Imâmat ne "remonte" jamais vers le haut de la lignée. Il ne lui était donc pas possible de repasser cette institution à son père, elle ne pouvait continuer que dans ses descendants. Cela est par ailleurs confirmé par le fait que les Ismaéliens opposent un démenti formel aux écrivains prétendant que l'Imam Jâfar al-Sâdiq "reprit" l'Imâmat légué à son fils Ismail (ne pas confondre avec le précédent) pour la redonner à Musâ al-Kâzim. De la même façon est rejetée l'annulation de la transmission de l'Imâmat à Nizâr pour la repasser à al-Mûstâli. Non, il semble plutôt que le sens à donner à l'expression "Imam des Peuples" se réfère à Abraham en tant que Chef et Guide des nations, et non à cette institution divine telle que définie dans l'Ismaélisme.

Maintenant, il est clair que l'Imâmat n'est pas nécessairement transmis de père en fils mais également de père en petit-fils, comme cela s'est produit récemment en 1957. Ainsi donc, l'investiture d'Ismaël, du vivant de son père, ne peut se heurter à la logique de l'investiture. Mais alors, qui était l'Imam avant Ismaël, celui dont ce dernier tenait son investiture? Était-ce Melchisédech? Ou était-ce Tèrah, le père d'Abraham? Ou encore les deux en même temps? Si cela était le cas, y aurait-il contradiction avec le fait qu'il ne peut y avoir deux Imams à la même époque?

2. L'Imâmat de Tèrah

Abraham était le fils de Tèrah. Ce n'est que très vieux, lorsque Abraham eut 99 ans, que Dieu lui donna comme nom Abraham: "On ne t'appellera plus Abram (père élevé); mais ton nom sera Abraham car Je te rends père d'une multitude de nations" (Gen. 17:5).

Sans discuter les durées de vies exagérées des personnages, citons les renseignements suivants: Tèrah, âgé de soixante-dix ans, engendra Abram en même temps que Nachor et Haran (Gen. 11:26); or il est dit que Tèrah vécut deux cent cinq ans (Gen. 11:32). Des trois fils de Noé - Sem, Cham et Japhet - la lignée de l'Imâmat était dans la descendance de Sem. Or justement, la lignée de Tèrah vient de Arpacshad, engendré par Sem, deux ans après le déluge (Gen. 10 et 11). L'Imâmat de Tèrah, sans même recourir aux nombreux textes ismaéliens, peut donc être simplement démontré par sa généalogie:

LIGNÉE DE L'IMÂMAT

			         SEM

			     ARPACSHAD
 
			        TÈRAH


		  SARAH  -    ABRAHAM   -   HAGAR

		       ISAAC 	      ISMAËL

		       MOÏSE	


				       ALI

3. L'Imâmat de Melchisédech

L'Imâmat de Melchisédech à la même époque est confirmé par plusieurs écrits. Dans le "Hâft Bâb-i Sayyidnâ" publié par Ivanow, il est dit que "à l'époque d'Abraham, Mawlânâ fut nommé Mâliku's-Salâm". Par ailleurs, d'après le "Kalâm-i Pir", l'Imam était ce même personnage connu comme "Malik Solem" et identifié à Seth, le fils d'Adam. Il y est dit que le prophète Abraham donna la dîme à l'Imam connu sous ce nom.

Remarquons le jeu de mots: ici, ce surnom, car c'en est un, est pris dans le sens de "Maître de la Paix", et d'après la Bible, il était le "Roi de Salem". Le nom "Malik-us-Salâm" était utilisé pour identifier les Imams avant Ismaël. Il pouvait donc aussi bien désigner Tèrah que Melchisédech. Dans la conception ismaélienne, tous les Imams sont considérés comme détenant la même Lumière, quels que soient leurs noms.

"Il (Melchisédech) était sacrificateur du Dieu Très-Haut. Il bénit Abram (sic), et dit: Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut, Maître du Ciel et de la Terre! Béni soit le Dieu Très-Haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains! Et Abram lui donna la dîme de tout". (Genèse 14:20)

Concernant cette dîme, voici que nous dit Paul dans l'Épitre aux Hébreux 7:1-5:

"En effet, ce Melchisédech, roi de Salem, sacrificateur du Dieu Très-Haut, qui alla au devant d'Abraham lorsqu'il revenait de la défaite des rois, qui le bénit, et à qui Abraham donna la dîme de tout - qui est d'abord Roi de Justice, d'après la signification de son nom, ensuite Roi de Salem, c'est-à-dire Roi de la Paix - qui est sans père, sans mère, sans généalogie... Ce Melchisédech demeure sacrificateur à perpétuité... Considérez combien est Grand celui auquel le patriarche Abraham donna la dîme du butin."

On voit ici que la première remise de la dîme se situe bien avant la naissance d'Ismaël et des dizaines d'années avant la mort présumée de Tèrah puisque le nom du prophète est encore "Abram". Nous reviendrons dans la partie consacrée à Aaron, sur le droit perpétuel des Imams à recevoir la dîme. Maxime le confesseur (m.662) qui représentait la christologie orthodoxe, et dont les idées furent reconnues au VIe Concile oeucuménique de Constantinople en 681 ap.J.C. disait que Melchisédech possédait en lui-même l'unique Verbe de Dieu, vivant et agissant... qu'il devint à la fois sans principe et sans fin (exactement la définition post-Alamût de l'Imam!) puisqu'il ne portait plus en lui la vie temporelle et mobile, qui possède un commencement et une fin, mais seulement la vie divine du Verbe, venue habiter en lui, la vie éternelle qui n'est limitée par aucune mort. (D'ailleurs, on ne cite pas la famille de Melchisédech). Cette doctrine de sa déification fut également reprise plus tard par St-Grégoire Palamas (1296-1359), l'archevêque de Théssalonique.

Il est probable que des documents de cette époque puissent être retrouvés. Il y eut-il une quelconque relation de parenté entre Melchisédech et Ismaël pour que l'investiture de l'Imâmat ait pu passer de l'un à l'autre? Serait-ce trop s'aventurer que de suggérer que ces deux personnages, en réalité ne font qu'un seul? Tèrah fut-il connu plus tard sous le pseudonyme de Melchisédech? Il ne nous appartient pas de répondre à ces questions.

Nagib Tajdin
Octobre 1984

Bibliographie sommaire:

Ivanow, "Hâft Bâb-i Sayyidnâ", I.R.A. Series 2, Bombay 1933.

Ivanow, "Noms bibliques dans la mythologie ismaélienne", Journal Asiatique, 1949, pp.250-255.

Ivanow, "Kalâm-i Pir", Bombay 1935.

Vajda, "Melchisédec dans la mythologie ismaélienne", Journal Asiatique, 1943-45, pp.173-183.

Corbin, "L'Homme et son Ange", Fayard, Paris 1983, pp.216-217.

"La Sainte Bible", trad. française par Louis Second, Trinitarian Bible Society, London, 1978.

Meyendorff, "St-Grégoire Palamas et la mystique orthodoxe", Seuil, Paril 1959.

Uri Rubin, "Prophets and Progenitors in Early Shi'a Tradition", JSAI, 1979, pp. 41-46.